Le vieux Chat et la jeune Souris (Livre XII – Fable 5)

Peut-être La Fontaine s’est-il inspiré, pour écrire cette fable, du poème 151 d’Abstémius. Mais la trame de l’histoire ainsi que les personnages restent bien étrangers l’un à l’autre selon les auteurs. On peut penser qu’il s’agit ici d’un élargissement des thèmes repris par le fabuliste de Château-Thierry de sa pièce Le Chat et les deux Moineaux. Nous retrouvons d’autre part un fond similaire dans des fables nous présentant d’autres animaux : Le Cheval et le Loup ,  Le Loup et le Chien maigre  ou encore  Le Milan et le Rossignol laquelle se termine par le vers célèbre « ventre affamé n’a point d’oreilles
Nous remarquerons que la première partie du poème, « A Monseigneur le Duc de Bourgogne » est traitée par La Fontaine sur un mode ludique : tour à tour, le fabuliste présente la demande du jeune noble et feint de se retirer. La seconde partie semble bien être une mise en garde adressée tant au jeune garçon qu’à son précepteur, Fénelon quant au machiavélisme des « vieux chats » face à la candeur et à la naïveté de la « jeune souris ». On sait en effet que, tant La Fontaine que l’évêque de Cambrai et une certaine élite de la noblesse avaient mis tous leurs espoirs dans le jeune duc. Mais le vieux Louis XIV – qui n’aimait pas La Fontaine, soit dit en passant – continuait à régner de main de fer.
Pour plaire au jeune prince à qui la Renommée
Destine un temple en mes écrits,
Comment composerais-je une fable nommée
Le chat et la souris?Dois-je représenter dans ces vers une belle
Qui, douce en apparence, et toutefois cruelle,
Va se jouant des coeurs que des charmes ont pris
Comme le chat et la souris?Prendrai-je pour sujet les jeux de la Fortune?
Rien ne lui convient mieux et c’est chose commune
Que de lui voir traiter ceux qu’on croit ses amis
Comme le chat fait la souris.Introduirai-je un roi qu’entre ses favoris
Elle respecte seul, roi qui fixe sa roue,
Qui n’est point empêché d’un monde d’ennemis,
Et qui des plus puissants, quand il lui plaît, se joue
Comme le chat de la souris?Mais insensiblement, dans le tour que j’ai pris,
Mon dessein se rencontre , et, si je ne m’abuse,
Je pourrais tout gâter par de plus longs récits
Le jeune prince alors se jouerait de ma muse
Comme le chat de la souris.

LE VIEUX CHAT ET LA JEUNE SOURIS

Une jeune souris, de peu d’expérience,
Crut fléchir un vieux chat, implorant sa clémence,
Et payant de raisons le Raminagrobis
« Laissez-moi vivre une souris
De ma taille et de ma dépense
Est-elle à charge en ce logis?
Affamerais-je, à votre avis,
L’hôte, l’hôtesse, et tout leur monde ?
D’un grain de blé je me nourris
Une noix me rend toute ronde.
A présent je suis maigre attendez quelque temps
Réservez ce repas à Messieurs vos enfants.»
Ainsi parlait au chat la souris attrapée.
L’autre lui dit « Tu t’es trompée
Est-ce à moi que l’on tient de semblables discours ?
Tu gagnerais autant à parler à des sourds.
Chat, et vieux, pardonner ? cela n’arrive guères.
Selon ces lois, descends là-bas
Meurs, et va-t-en, tout de ce pas,
Haranguer les soeurs filandières
Mes enfants trouveront assez d’autres repas.»
Il tint parole ; et, pour ma fable,
Voici le sens moral qui peut y convenir
La jeunesse se flatte, et croit tout obtenir ;
La vieillesse est impitoyable.

La Renommée : la déesse aux cent bouches.

La Fortune: Déesse du Destin, chez les Romains. On la représentait le pied sur une roue mobile, afin de montrer sa versatilité (voir vers 14).

Empêché : occupé.

Se rencontre : se réalise.

De oeu d’expérience: A rapprocher du vers « Un souriceau tout jeune et qui n’avait rien vu… » dans « Le Cochet, le Chat et le Souriceau » (Livre VI, fable 5).

Raminagrobis : Nous avons déjà rencontré ce nom de chat dans Le Chat, la Belette et le petit Lapin . Nous le retrouverons encore dans  La Ligue des Rats , une fable attribuée et plus que certainement de La Fontaine. Rominagrobis ou Raminagrobis est le nom du prince des chats, ainsi que nous le dit Voiture (par exemple dans sa lettre CLIII à Madame la Comtesse d’ Hyères : « Vous savez bien, Madame, que Rominagrobis est le prince des chats ». Mais Rabelais utilise aussi ce nom de Raminagrobis dans son Tiers-Livre », depuis le chapitre XXI jusqu’au chapitre XXIII Il s’agit dans ce cas d’un vieux poète. En note du livre de Jacques Boulenger et Louis Scheller, nous trouvons pour Raminagrobis : « De ‘rominer’ (ruminer) et ‘grobis’ (gros chat mâle). Le nom de Rominagrobis ou Raminagrobis est antérieur à Rabelais. On a longtemps cru reconnaître en Raminagrobis le poète Guillaume Cretin, puis Jean Le Maire des Belges. Mais ces identifications ne reposent sur rien de solide ». (« Rabelais – Œuvres complètes » – Edition établie et annotée par Jacques Boulenger, revue et corrigée par Louis Scheller, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1955, p. 403). Nous trouverons aussi ce nom de Raminagrobis chez Noël Du Fail dans ses Contes et Discours d’Eutrapel » : « … en faisant bien le Raminagrobis… ».

Affamerais-je?Variante dans l’édition de 1996 :  » Affamerai-je ».

Descends là-bas : aux enfers, lieu de séjour des morts.

Les soeurs filandières: Les Parques filent (« Nona »), tissent (« Decima ») puis tranchent la vie humaine (« Morta) chez les Romains (elles correspondent aux Moires grecques Clotho, Lachésis et Atropos) ; le terme signifie ici « la mort ».

La vieillesse est impitoyable: Pourtant, dans  Le Vieillard et les trois jeunes Hommes , le vieillard n’est pas insensible à la mort des jeunes hommes : « Et pleurés du vieillard,… ». Il faut dire qu’entre les deux fables, quinze ans se sont passés.