La Forêt et le Bûcheron (Livre XII – Fable 16)

Itinéraire tortueux pour cette pièce inspirée d’Esope. Elle passe en effet par de très nombreux auteurs dont Phèdre, Verdizotti, Benserade,… C’est chez ce dernier poète que nous trouvons « La Forêt parut indignée / Contre le Bûcheron , qui son bois désolait, / N’en ayant demandé qu’autant qu’il en fallait / Pour faire un manche à sa cognée. » (dans « Fables d’Esope en quatrains », XXXIX, cité dans « La Fontaine – Œuvres complètes, tome I ; Fables, contes et nouvelles » édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet ; NRF Gallimard ; Bibliothèque de La Pléiade ; 1991, p. 1293). Le texte de La Fontaine est assez proche de celui de Verdizotti. Il s’agit d’une fable traitant de la naïveté de l’un des protagonistes ainsi que de la duplicité de l’autre. Le futur bourreau demande à sa victime de lui accorder les instruments qu’il utilisera pour faire le malheur de sa bienfaitrice. Après le thème de la douce amitié traité dans la fable précédente, nous nous trouvons placés devant la cruauté calculée du bûcheron. Nous découvrons une morale analogue dans « Le Cerf et la Vigne » « […] Le cerf hors de danger / Broute sa bienfaitrice, ingratitude extrême. » (Livre V, fable 15, vers 5, 6). Mais si le cerf est ingrat, le bûcheron fait en plus preuve de fourberie. La Fontaine a publié cette fable en 1685 dans le recueil « Ouvrages de prose et de poésie ».

Un bûcheron venait de rompre ou d’égarer
Le bois dont il avait emmanché sa cognée.
Cette perte ne put sitôt se réparer
Que la forêt n’en fût quelque temps épargnée.
L’homme enfin la prie humblement
De lui laisser tout doucement
Emporter une unique branche
Afin de faire un autre manche.
« Il irait employer ailleurs son gagne-pain ;
Il laisserait debout maint chêne et maint sapin
Dont chacun respectait la vieillesse et les charmes. »
L’innocente forêt lui fournit d’autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer :
Le misérable ne s’en sert
Qu’à dépouiller sa bienfaitrice
De ses principaux ornements.
Elle gémit à tous moments :
Son propre don fait son supplice.Voilà le train du monde et de ses sectateurs .
On s’y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d’en parler. Mais que de doux ombrages
Soient exposés à ces outrages,
Qui ne se plaindrait là-dessus !
Hélas ! j’ai beau crier et me rendre incommode,
L’ingratitude et les abus
N’en seront pas moins à la mode

Sa cognée, c’est-à-dire sa hache. Voir aussi « Le Bûcheron et Mercure » : « Un bûcheron perdit son gagne-pain, / C’est sa cognée. […] » .

Voilà le train du monde et de ses sectateurs Voilà comment vivent ceux qui sont dans le  monde ainsi que ceux qui les imitent en suivant leurs manières de faire.

Hélas, j’ai beau crier : Nous retrouvons le même hémistiche dans « Adonis » : « Hélas ! j’ai beau crier : il est sourd à ma plainte ». Et dans « Le Cerf malade » : « O temps, ô moeurs ! J’ai beau crier / Tout le monde se fait payer. ».

Incommode : Agaçant, importun. La Fontaine semble lassé de dénoncer aussi souvent les tromperies et les ingratitudes.

Les abus :  Excès ; selon le dictionnaire de l’Académie (1694), ce mot signifie quelquefois tromperie (d’où « abus de confiance »). Pour d’autres excès, voir « Rien de trop