Peut-être cette fable fait-elle allusion à la santé précaire de La Fontaine qui, voici peu, inspirait les plus vives inquiétudes. Il a été soumis au moment de sa maladie aux pressions tenaces d’un abbé, le Père Pouget, qui lui fit renier – en présence de membres de l’Académie française – ses contes jugés trop libertins (12 février 1693). La Fontaine pourrait avoir écrit une fable dénonçant ‘ces braves âmes’, avides de le consoler et de secourir son âme.
Un thème semblable à celui de ces voraces qui dépouillent un peu plus celui qui aurait besoin d’une tout autre aide a déjà été traité précédemment dans quelques fables aux personnages bien différents de ceux d’aujourd’hui « Le Jardinier et son Seigneur » (Livre IV, fable 4) et « L’Ecolier, le Pédant et le Maître d’un jardin » (IX, 5).
En pays pleins de cerfs , un cerf tomba malade.
Incontinent maint camarade
Accourt à son grabat le voir, le secourir,
Le consoler du moins multitude importune.
« Eh! messieurs, laissez-moi mourir.
Permettez qu’en forme commune
La Parque m’expédie ; et finissez vos pleurs.»
Point du tout les consolateurs
De ce triste devoir tout au long s’acquittèrent,
Quand il plut à Dieu s’en allèrent
Ce ne fut pas sans boire un coup,
C’est à dire sans prendre un droit de pâturage.
Tout se mit à brouter les bois du voisinage.
La pitance du cerf en déchut de beaucoup.
Il ne trouva plus rien à frire
D’un mal il tomba dans un pire,
Et se vit réduit à la fin
A jeûner et mourir de faim.
Il en coûte à qui vous réclame,
Médecins du corps et de l’âme!
Ô temps! ô moeurs! j’ai beau crier,
Tout le monde se fait payer.
Pays de cerfs: Dans le langage de la vénerie, le terme, parfois au singulier contrairement à ce que certains auteurs prétendent (voir exemple), indique le vaste territoire fréquenté par une horde de cerfs. « C’est un pays que ce parc, on y court le cerf » (« La Fontaine – Œuvres diverses », édition établie et annotée par Pierre Clarac, NRF, édition de la Pléiade, 1958, p. 560, cité dans « La Fontaine – Œuvres complètes, tome I ; Fables, contes et nouvelles » édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet ; NRF Gallimard ; Bibliothèque de La Pléiade ; 1991, p. 1281).
Incontinent: immédiatement, sans tarder.
En forme commune: Comme le commun des mortels.
A frire: A manger. Expression utilisée par de nombreux auteurs dont Scarron dans « Le Virgile travesti » « Devers le soir, soûl qu’il était, / Revenait au logis de Thyrre / Pour y chercher encore à frire ». Ou encore, parmi d’ autres, Rabelais dans son « Quart Livre », chapitre XVII « Ce mesme jour, passa Pantagruel les deux isles de Thohu et Bohu, èsquelles ne trouvasmes que frire […] » (« Rabelais – Œuvres complètes », édition établie et annotée par Jacques Boulenger, revue et complétée par Lucien Schele, NRF, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 587).
O temps, O moeurs: Exclamation fameuse (« O tempora ! O mores ! ») par laquelle l’orateur latin Cicéron s’élève contre la perversité des hommes de son temps « Catilinaires », 1, 2 et « De Signis », XXV, 52) . Nous trouvons aussi dans « Les Quiproquos (*) » de La Fontaine (au vers 81) « O temps ! ô mœurs ! ô coutume perverse ! ».(*) Certains éditeurs écrivent « Les Quiproquo »… et se tiennent logiquement à cette orthographe (cf. « La Fontaine – Œuvres complètes, tome I » ; préface par E. Pilon ; édition établie et annotée par R. Groos et J. Schiffrin ; NRF Gallimard ; bibliothèque de la Pléiade ; 1954, p. 650 (Titre du chapitre « Les Quiproquo »), 786 (« De même, dans les Quiproquo, conte posthume […] ») et 848 (Titre « VIII. Les Quiproquo »). La plupart des éditeurs écrivent cependant « les Quiproquos »).
J’ai beau crier: Cf. « Hélas ! j’ai beau crier et me rendre incommode / L’ingratitude et les abus / N’en seront pas moins à la mode. » (« La Forêt et le Bûcheron », Livre XII, fable 14).nbsp;