Devons-nous voir dans cette fable une pudique allusion aux difficultés financières de l’auteur ? Probablement. On sait les problèmes du fabuliste depuis la mort en janvier 1693 de sa protectrice, Mme de la Sablière. Néanmoins, contrairement aux autres fables « d’argent », La Fontaine nous présentent les quatre démunis sous un jour sympathique. La fable se termine par un trait lancé à certains seigneurs ‘detteurs’ qui prennent facilement la tangente
Voyant tous trois qu’en leur pays
Ils faisaient petite fortune,
Vont trafiquer au loin, et font bourse commune.
Ils avaient des comptoirs, des facteurs, des agents
Non moins soigneux qu’intelligents,
Des registres exacts de mise et de recette.
Tout allait bien; quand leur emplette,
En passant par certains endroits,
Remplis d’écueils, et fort étroits,
Et de trajet très difficile,
Alla tout emballée au fond des magasins
Qui du Tartare sont voisins.
Notre trio poussa maint regret inutile;
Ou plutôt il n’en poussa point;
Le plus petit marchand est savant sur ce point
Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte.
Celle que, par malheur, nos gens avaient soufferte
Ne put se réparer le cas fut découvert.
Les voilà sans crédit, sans argent, sans ressource,
Prêts à porter le bonnet vert.
Aucun ne leur ouvrit sa bourse.
Et le sort principal, et les gros intérêts,
Et les sergents et les procès,
Et le créancier à la porte
Dès devant la pointe du jour,
N’occupaient le trio à chercher maint détour
Pour contenter cette cohorte.
Le buisson accrochait les passants à tous coups.
« Messieurs, leur disait-il, de grâce, apprenez-nous
En quel lieu sont les marchandises
Que certains gouffres nous ont prises.»
Le plongeon sous les eaux s’en allait les chercher.
L’oiseau chauve-souris n’osait plus approcher
Pendant le jour nulle demeure
Suivi de sergents à toute heure,
En des trous il s’allait cacher.
Je connais maint detteur qui n’est ni souris-chauve,
Ni buisson, ni canard, ni dans tel cas tombé,
Mais simple grand seigneur, qui tous les jours se sauve
Par un escalier dérobé.
Des comptoirs…Colbert créera différentes compagnies maritimes : en 1664, la Compagnie des Indes, en 1670, la Compagnie du Levant. Les termes de « comptoirs, facteurs, agents » font référence à ces Compagnies. Le facteur est un commis. La Fontaine en parle déjà dans L’ingratitude des Hommes envers la Fortune ( vers 8 et 31) : « Facteurs, associés, chacun lui fut fidèle. » et « Enfin, ses facteurs le trompant,[…]».
Les agents sont des courtiers qui servent d’interface entre les négociants et les banquiers.
Mise : la mise de fonds.
le Tartare est cette région des Enfers qui, dans la mythologie grecque et romaine, est le lieu de supplices infernaux des grands coupables.
Bonnet vert: Un débiteur insolvable pouvait sortir de prison en faisant cession de ses biens à ses créanciers. Il acceptait qu’on lui mette un bonnet vert sur la tête pour sortir dans la rue.
Pour l’anecdote : Les agréables flâneries dans mes lectures quotidiennes m’ont promené ce matin vers cette phrase de Nicolas Boileau : « Sans attendre qu’ici la Justice ennemie / L’enferme en un cachot le reste de sa vie, / Ou que d’un bonnet vert le salutaire affront / Flétrisse les lauriers qui lui couvre le front .» (« Boileau – Oeuvres complètes », NRF, Bibliothèque de la Pléiade, « Satire I », vers 13-16, p. 13 ». Et p. 873, nous trouvons la note de l’édition de 1713 : « Du temps que cette ‘Satire’ fut faite, un Débiteur insolvable pouvait sortir de prison en faisant cession, c’est-à-dire souffrant qu’on lui mist en pleine rue un bonnet vert sur la teste » (id., note d, p. 873).
Le sort principal : terme technique signifiant « le fonds, le capital ».
Les sergents : les huissiers.
Le plongeon: Chez les devanciers de L.F. , le plongeon tenait la place du canard. « Le plongeon est un oiseau qui approche du canard », dit Furetière. Il s’agit en fait d’un « oiseau colymbiforme […] de la taille d’un canard, palmipède, nichant près de la mer […] » (« Dictionnaire alphabétique et analogique de la Langue française » – Paul Robert.
Detteurs : débiteurs. Ce mot provient du « debteur » de Rabelais (« Le Tiers Livre » : « Comment Panurge loue les debteurs et emprunteurs », chapitre III ; « Continuation du discours de Panurge à la louange des presteurs et debteurs », id. chapitre IV ; « Comment Pantagruel déteste les debteurs et emprunteurs », ibid. chapitre V). Marot a lui aussi utilisé le terme de « debteur ».
Souris-chauve : s’utilise parfois pour « chauve-souris » dans certains patois.