Tircis et Amarante ( Livre VIII – Fable 13)

Cette fable-madrigal (tout comme « Le Lion amoureux » », Livre IV, 1) a pris source dans texte publié par l’abbé de Torche « Le démêlé de l’esprit et du cœur » (voir l’excellente analyse faite par Marc Fumaroli dans « La Fontaine – Fables » ; Le Livre de Poche ; Classiques modernes ; La Pochothèque ; édition de Marc Fumaroli ; 1997, p. 895-896).

J’avais Esope quitté,
Pour être tout à Boccace ;
Mais une divinité
Veut revoir sur le Parnasse
Des fables de ma façon.
Or d’aller lui dire «Non»
Sans quelque valable excuse,
Ce n’est pas comme on en use
Avec des divinités,
Surtout quand ce sont de celles
Que la qualité de belles
Fait reines des volontés.
Car, afin que l’on le sache,
C’est Sillery qui s’attache
A vouloir que, de nouveau,
Sire Loup, Sire Corbeau,
Chez moi se parlent en rime.
Qui dit Sillery dit tout :
Peu de gens en leur estime
Lui refusent le haut bout ;
Comment le pourrait-on faire?
Pour venir à notre affaire,
Mes contes, à son avis,
Sont obscurs: les beaux esprits
N’entendent pas toute chose.
Faisons donc quelques récits
Qu’elle déchiffre sans glose:
Amenons des bergers, et puis nous rimerons
Ce que disent entre eux les loups et les moutons.Tircis disait un jour à la jeune Amarante:
«Ah! si vous connaissiez, comme moi, certain mal
Qui nous plaît et qui nous enchante!
Il n’est bien sous le ciel qui vous parût égal:
Souffrez qu’on vous le communique;
Croyez-moi, n’ayez point de peur:
Voudrais-je vous tromper, vous, pour qui je me pique
Des plus doux sentiments que puisse avoir un coeur?»
Amarante aussitôt réplique:
«Comment l’appelez-vous, ce mal? quel est son nom?
– L’amour. – Ce mot est beau: dites-moi quelque marque
A quoi je le pourrai connaître: que sent-on?
-Des peines près de qui le plaisir des monarques
Est ennuyeux et fade: on s’oublie, on se plaît
Toute seule en une forêt.
Se mire-t-on près d’un rivage?
Ce n’est pas soi qu’on voit; on ne voit qu’une image
Qui sans cesse revient, et qui suit en tous lieux:
Pour tout le reste on est sans yeux.
Il est un berger du village
Dont l’abord, dont la voix, dont le nom fait rougir:
On soupire à son souvenir;
On ne sait pas pourquoi, cependant on soupire;
On a peur de le voir, encor qu’on le désire.»
Amarante dit à l’instant:
«Oh! oh! c’est là ce mal que vous me prêchez tant?
Il ne m’est pas nouveau: je pense le connaître.»
Tircis à son but croyait être,
Quand la belle ajouta: «Voilà tout justement
Ce que je sens pour Clidamant
L’autre pensa mourir de dépit et de honte.Il est force gens comme lui,
Qui prétendent n’agir que pour leur propre compte,
Et qui font le marché d’autrui.

Tircis et Amarante: Noms purement littéraires attribués à des bergers et bergères.

Provenant de Champagne, Gabrielle-Françoise de Sillery était la fille de Louis-Brulart de Sillery et de Marie-Catherine de La Rochefoucauld. Elle était la nièce de François, duc de La Rochefoucauld et auteur des « Maximes « . Mademoiselle de Sillery devait avoir vingt-cinq ans et allait se marier (avec le marquis de La Mothe au Maine) lorsque La Fontaine lui dédicaça cette fable. C’était une femme d’esprit et de goût qui appréciait tout spécialement la poésie.

Boccace, un italien (1313-1375), est l’auteur du « Décaméron », une peinture des mœurs au XIVe siècle. La Fontaine s’inspirera de cet écrivain mythologique et allégorique pour rédiger ses contes libertins.

Parnasse : montagne grecque habitée par les Muses. Il symbolise le monde des Lettres.

Le haut bout: A table, la place la plus recherchée, celle où l’on plaçait le personnage le plus important.

Les beaux esprits n’entendent pas toute chose: Une demoiselle de bon rang s’interdit de comprendre certains textes ! Ainsi, Melle de Sillery n’a pu comprendre les contes libertins que venait d’écrire La Fontaine ; à tout le moins doit-elle donner à croire en sa naïveté.

Clidamant: Un autre nom donné aux bergers.