Le Lion amoureux ( Livre IV – Fable 1)

C’est à Françoise de Sévigné (10 octobre 1646 – 1705), la fille de la célèbre épistolière, que La Fontaine dédie la première fable du Livre quatrième. Cette jeune fille tenait divers rôle dans les ballets de l’ époque. Elle était connue pour sa beauté froide (voir vers 4) et fut professionnellement remarquée très tôt, un an après sa présentation à la cour, alors qu’elle n’avait que seize ans. Tout le monde lui prédisait un avenir particulièrement brillant dans son art. Celle que Loret appelait « la plus jolie fille de France » devait épouser le 29 janvier 1668 le comte François de Grignan et résider dans la Drôme, au village dont son époux porte le nom. Elle sera connue dès lors sous le nom de Madame de Grignan. Sa mère, amie de La Fontaine, Marie de Rabutin-Chantal mieux connue sous le nom de la Marquise de Sévigné lui écrira pendant trente ans de multiples lettres qui nous renseignent sur les mœurs du temps. C’est à l’intérieur de la fable-madrigal qu’est inscrit l’apologue proprement dit. Ce poème, « Le Lion amoureux », est inspirée d’Esope (« Le Lion amoureux et le Laboureur »).

Sévigné, de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
A votre indifférence près,
Pourriez-vous être favorable
Aux jeux innocents d’une fable,
Et voir, sans vous épouvanter,
Un lion qu’Amour sut dompter ?
Amour est un étrange maître.
Heureux qui peut ne le connaître
Que par récit, lui ni  ses coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La fable au moins se peut souffrir
Celle-ci prend bien l’assurance
De venir à vos pieds s’offrir,
Par zèle et par reconnaissance)Du temps que les bêtes parlaient,)
Les lions, entre autres, voulaient
Etre admis dans notre alliance.
Pourquoi non? Puisque leur engeance
Valait la nôtre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle hure outre cela.
Voici comment il en alla.Un lion de haut parentage
En passant par un certain pré,
Rencontra bergère à son gré
Il la demande en mariage.
Le père aurait fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner lui semblait bien dur;
La refuser n’était pas sûr;
Même un refus eût fait possible,
Qu’on eût vu quelque beau matin
Un mariage clandestin ;
Car outre qu’en toute matière
La belle était pour les gens fiers,
Fille se coiffe volontiers
D’amoureux à longue crinière.
Le père donc, ouvertement
N’osant renvoyer notre amant,
Lui dit  » Ma fille est délicate;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu’à chaque patte
On vous les rogne, et pour les dents,
Qu’on vous les lime en même temps.
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus délicieux ;
Car ma fille y répondra mieux,
Etant sans ces inquiétudes. »
Le lion consent à cela,
Tant son âme était aveuglée !
Sans dents ni griffes le voilà,
Comme place démantelée.
On lâcha sur lui quelques chiens
Il fit fort peu de résistance.

Amour, amour, quand tu nous tiens,
On peut bien dire  » Adieu prudence! »

Les trois Grâces, en grec Charites, trois beautés mythologiques qui accompagnent Aphrodite, déesse de l’Amour. Elles portent respectivement le nom d’Aglaé, Thalie et Euphrosyne.

A votre indifférence: Tous les auteurs s’accordent pour louer la beauté de la jeune fille mais aussi pour parler de sa réserve.

Se peut souffrir: Se peut supporter.

L’assurance: Audace.

Par zèle et par reconnaissance: Mademoiselle de Sévigné avait probablement marqué son admiration pour La Fontaine. Sa mère le fera elle aussi de nombreuses fois dans ses « Lettres ».

Du temps que les bêtes parlaient: Nous trouvons dans Rabelais « Au temps que les bestes parloyent (il n’y a pas troys jours), un pauvre lion, […] » (« Pantagruel », chapitre XV). Mais nous retrouvons cette expression chez bien d’autres auteurs.

Engeance: Péjoratif espèce.

La hure désigne la tête de certains animaux tels le brochet ou le sanglier. Le terme désigne plus spécialement le trophée qu’est la tête coupée du sanglier. Mais on l’emploie aussi familièrement pour une tête mal peignée.

parentage: La lignée.

Possible: Peut-être.

Fiers: Farouches.

Crinière: Portant perruques longues selon la mode de l’époque.

Amant: Sens classique soupirant.

Place démantelée: Place forte.

Adieu Prudence: La Rochefoucauld écrivait dans ses « Maximes posthumes » « A mesure que l’amour croît, la prudence diminue ». A rapprocher de Sacha Guitry Prudence, prudence, quand tu nous tiens, / On peut bien dire adieu l’a mour. » (« Lamour masqué »).

L’édition de 1668 se terminait par six vers qui depuis lors ont été supprimés « Par tes conseils ensorcelants, / Ce lion crut son adversaire. / Hélas comment pourrais-tu faire / Que les bêtes deviennent gens / Si tu nuis aux plus sages têtes / Et fais les gens devenir bêtes. »