L’ Ours et les deux Compagnons ( Livre V – Fable 20)

La Fontaine sera redevable à divers auteurs pour ce qui concerne cette fable : à Esope bien sûr qui lui prêtera « Les Voyageurs et l’Ours », mais aussi à Abstémius qui apportera l’idée de la peau à vendre, au chroniqueur français Philippe de Commines (« Mémoires ») chez qui La Fontaine trouvera l’histoire complète (selon Commines, l’histoire aurait été racontée par Frédéric III, empereur d’Allemagne, aux ambassadeurs de Louis XI venus lui proposer de partager les biens de Charles le Téméraire), chez Raphaël Trichet Du Fresnes enfin en 1659.
Notons que chez Esope la moralité se limitait au constat que la véritable amitié se reconnaît devant le danger.

        Deux compagnons, pressés d’argent,
A leur voisin fourreur vendirent
La peau d’un ours encor vivant,
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.
C’était le roi des ours, au compte de ces gens.
Le marchand à sa peau devait faire fortune ;
Elle garantirait des froids les plus cuisants :
On en pourrait fourrer plutôt deux robes qu’une.
Dindenaut prisait moins ses moutons qu’eux leur ours :
Leur, à leur compte, et non à celui de la bête.
S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix, et se mettent en quête,
Trouvent l’ours qui s’avance et vient vers eux au trot.
Voilà mes gens frappés comme d’un coup de foudre.
Le marché ne tint pas, il fallut le résoudre:
D’intérêts contre l’ours on n’en dit pas un mot.
L’un des deux compagnons grimpe au faîte d’un arbre ;
L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent;
Ayant quelque part ouï dire
Que l’ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire.
Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau .
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie;
Et, de peur de supercherie,
Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l’haleine.
«C’est, dit-il, un cadavre; ôtons-nous, car il sent.»
A ces mots, l’ours s’en va dans la forêt prochaine.
L’un de nos deux marchands de son arbre descend,
Court à son compagnon, lui dit que c’est merveille
Qu’il n’ait eu seulement que la peur pour tout mal.
«Eh bien ! ajouta-t-il, la peau de l’animal ?
Mais que t’a-t-il dit à l’oreille ?
Car il t’approchait de bien près,
Te retournant avec sa serre.
 – Il m’a dit qu’il ne faut jamais
Vendre la peau de l’ours qu’on ne l’ait mis par terre

Pressé d’argent: Ayant des problèmes d’argent.

Compte: Ou « conte », la distinction ne se faisant pas à l’époque.

A sa peau: Avec sa peau.

Dindenaut: Qui ne se souvient des moutons de Panurge ? Dindenaut vante avec faconde les moutons qu’il compte bien vendre à Panurge. Par vengeance, Panurge jettera le mouton qu’il vient d’acheter à la mer. Tous les autres le suivront (voir le « Quart Livre » de Rabelais, chapitre V à VIII).

Le résoudre: L’annuler, le résilier. Richelet nous dit : « Ce mot se dit en terme de palais, et signifie casser. »

D’intérets contre l’ours...: Allez donc demander des intérêts à l’ours, vous !

Plus frod que n’est un marbre: Dans « Adonis », nous lisons : « Nissus, ayant cherché son salut sur un arbre, / Rit de voir ce chasseur plus froid que n’est un marbre. »

Tient son vent: Retient son souffle.

Ne meut: Se conjuguait indifféremment à la voie active ou pronominale.

Le panneau était un filet servant à piéger le gibier (d’où l’expression « tomber dans le panneau »). Voir « L’Oracle et l’Impie », vers 17-18 : « Mort ou vif, lui dit-il, montre-nous ton moineau, / Et ne me tends plus de panneau : / […] »

T’approchait: Variante de 1678 et autres : « s’approchait ».

Avec sa serre: Il s’agit habituellement des griffes des oiseaux de proie.

Morale: Dans « Le petit Poisson et le Pêcheur », La Fontaine concluait par « Un Tiens vaut, ce dit-on, mieux que deux Tu l’auras : / L’un est sûr, l’autre ne l’est pas. ».