Les deux Pigeons (Livre IX – Fable 2)

Le long et indigeste texte de Pilpay (dans « Le Livre des Lumières » « Du pigeon voyageur ») a permis à La Fontaine de nous donner ce joli poème considérablement allégé, plus vif et rapide. Nous y voyons tous les trésors de tendresse qui animent le fabuliste. Il est également judicieux de rechercher une inspiration du poète dans le psaume 55 (54) dit « Prière du calomnié » « (7) Et je dis / Qui me donnera des ailes comme à la colombe / que je m’envole et me pose ? (8) Voici, je m’enfuirai au loin, / je gîterai dans le désert. » ( « La Bible de Jérusalem », psaume 55 (54), versets 7-8). Nous pouvons bien sûr comparer cette fable à celle des « Deux Amis » (Livre VIII, fable 11).
            Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre :
L’un d’eux, s’ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel ! Au moins, que les travaux,
Les dangers, les soinsdu voyage,
Changent un peu votre courage.
Encor, si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. « Hélas, dirai-je, il pleut :
« Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
« Bon soupé, bon gîte, et le reste ? » 
Ce discours ébranla le coeur
De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point ;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère ;
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : « J’étais là ; telle chose m’avint ; »
Vous y croirez être vous-même. »
A ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il part tout morfondu
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie,
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las
Les menteurs et traîtres appas.
Le las était usé : si bien que, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y périt : et le pis du destin
Fut qu‘un certain vautour à la serre cruelle, (8)
Vit notre malheureux qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du las qui l’avaient attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le vautour s’en allait le lier ,quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié) 
Prit sa fronde, et, du coup, tua plus d’à moitié
 La volatilemalheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l’aile et traînant le pié,
Demi-morte et demi-boiteuse,
Droit au logis s’en retourna :
Que bien, que mal elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
Amants, heureux amantsvoulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J’ai quelquefois aimé: je n’aurais pas alors
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste,
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par le pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère, 
Je servis, engagé par mes premiers serments.
Hélas ! Quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah! si mon coeur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ?

Deux pigeons: Le thème des pigeons (ou des colombes, on ne faisait pas la distinction à l’époque) est courant : Madame de Sévigné l’utilise, tout comme La Fare d’ ailleurs. Mais Horace avait employé l’expression bien avant eux : « En accord parfait sur toute chose, comme les deux pigeons bien connus » (Epître, Livre I, 10).

Les soins du voyage: Les problèmes liés au voyage.

Réseaux: Pièges, filets.

Bon soupé, bon gîte...: « Bon vin, bon gîte et belle chambrière », écrira La Fontaine dans « Le Cocu battu mais content » (« La Fontaine – Œuvres complètes, tome I ; Fables, contes et nouvelles » édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet ; NRF Gallimard ; Bibliothèque de La Pléiade ; 1991,vers 5, p. 578).

Avint : advint (voir « Le Dépositaire infidèle », Livre IX, fable 1, vers 78 et note 12).

Morfondu : transi.

Las:  Que l’on écrive « las », « la » ou « lacs », la prononciation reste « la ». Il s’agit d’un piège fait avec des lacets.

Un vautour à la serre cruelle: Nous retrouvons la même rencontre dans « Le Lièvre et la Perdrix » (Livre V, fable 18).

Lier : attraper dans ses serres.

Un fripon d’enfant: La Fontaine n’a jamais accordé beaucoup d’intérêt à l’enfance. On sait ce la manière fort peu paternelle dont il a « élevé » son fils (je devrais dire « par laquelle il a abandonné l’éducation de son fils »).  Il parle des enfants comme étant « ce petit peuple » « doublement sot, et doublement fripon / Par le jeune âge » (« L’Ecolier, le Pédant et le Maître d’un jardin », Livre IX, fable 5). Il donne encore la preuve de son désintérêt, voire de son mépris, dans la présente fable.

La volatile : au féminin à l’époque.

Que bien, que mal: Tant bien que mal.

Amants, heureux amants: Nous trouvons le même hémistiche dans « Astrée » (Acte I, scène 1, in La Fontaine, Œuvres diverses », édition établie et annotée par Pierre Clarac, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, p. 426).

Bergère…: Vénus, honorée dans l’île de Cythère.

Ai-je passé le temps d’aimer?:  La Fontaine écrivait sa nostalgie à la duchesse de Bouillon : « Pour moi, le temps d’aimer est passé, je l’avoue / Et je mérite qu’on me loue / De ce libre et sincère aveu , / Dont pourtant le public se souciera très peu.» (in « La Fontaine, Œuvres diverses », édition établie et annotée par Pierre Clarac, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, p. 577). Tranquillisez-vous, La Fontaine envisage aussitôt de retomber dans son erreur première : « Mais s’il arrive que mon cœur / Retourne à l’avenir dans sa première erreur, /… ». (Id., p. 578).