Le Vieillard et ses Enfants (Livre IV – Fable 18)

Cette fable, construite en alexandrins (comme « Le Meunier, son Fils et l’ Ane ») à rimes plates (sauf dans le prologue), est probablement une des premières à avoir été écrite par La Fontaine, au moment où le poète, suite à la mort de son père, se trouve dans une situation pécuniaire difficile, son frère Claude réclamant sa part de l’héritage paternel.
La pièce est inspirée d’Esope (« Les Enfants désunis du Laboureur ») mais aussi d’un récit que l’on retrouve souvent dans l’histoire de personnages anciens (Plutarque, entre autres, conte l’histoire dans « Du trop parler ». Il lui donne un sens politique).
Toute puissance est faible, à moins que d’être unie:
Ecoutez là-dessus l’esclave de Phrygie.
Si j’ajoute du mien à son invention,
C’est pour peindre nos moeurs, et non point par envie;
Je suis trop au-dessous de cette ambition.
Phèdre enchérit  souvent par un motif de gloire;
Pour moi, de tels pensers me seraient malséants
Mais venons à la fable, ou plutôt à l’histoire
De celui qui tâcha d’unir tous ses enfants.Un vieillard prêt d’aller où la mort l’appelait:
«Mes chers enfants, dit-il (à ses fils il parlait),
Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble;
Je vous expliquerai le noeud qui les assemble.»
L’aîné les ayant pris et fait tous ses efforts,
Les rendit, en disant: « Je le donne aux plus forts.»
Un second lui succède et se met en posture,
Mais en vain. Un cadet tente aussi l’aventure.
Tous perdirent leur temps; le faisceau résista:
De ces dards joints ensemble un seul ne s’éclata.
« Faibles gens! dit le père, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre.»
On crut qu’il se moquait; on sourit, mais à tort:
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.
«Vous voyez, reprit-il, l’effet de la concorde:
Soyez joints, mes enfants, que l’amour vous accorde.»
Tant que dura son mal, il n’eut autre discours.
Enfin, se sentant prêt de terminer ses jours:
«Mes chers enfants, dit-il, je vais où sont nos pères;
Adieu: promettez-moi de vivre comme frères;
Que j’obtienne de vous cette grâce en mourant.»
Chacun de ses trois fils l’en assure en pleurant.
Il prend à tous les mains; il meurt; et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d’affaires.
Un créancier saisit, un voisin fait procès:
D’abord notre trio s’en tire avec succès.
Leur amitié fut courte autant qu’elle était rare.
Le sang les avait joints, l’intérêt les sépare:
L’ambition, l’envie, avec les consultants,
Dans la succession entrent en même temps.
On en vient au partage, on conteste, on chicane:
Le juge sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers et voisins reviennent aussitôt,
Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut.
Les frères désunis sont tous d’avis contraire:
L’un veut s’accommoder, l’autre n’en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part.

L’esclave de Phrygie: Il s’agit d’Esope. La Fontaine a d’ailleurs écrit un texte « Esope le Phrygien».

Phèdre: Profitons de l’occasion pour parler brièvement de Phèdre. Il est latin, né vers 15 après J.-C. et décédé en 50. Originaire de Thrace, de formation grecque, cet affranchi d’Auguste introduira l’apologue à Rome. En effet, il écrira cent vingt-trois fables imitées d’Esope.

Motif: Raison.

Malséant: Inconvenants.

Les dards: Javelots ou flèches. Le terme vient de Plutarque (« La vie des Hommes illustres », « Vie de Sertorius », chapitre 22).

Le noeud: Révéler le secret de leur assemblage.

Un seul ne s’éclata: Pas un seul ne se brisa.

Fort mêlé d’affaires: Embrouillé.

Notre trio: C’est La Fontaine qui précise le nombre qui ne se trouve pas chez Esope.

Avec les consultants: Hommes de loi que l’on consulte.

On en vient au partage: Allusion probable au partage des biens de Jean de La Fontaine avec son frère Claude qui, le 19 avril 1658, réclamera, par sommation d’huissier, sa part d’héritage. Pourtant, un acte notarié datant d’une dizaine d’années précisait que Jean de La Fontaine verserait une rente viagère à son cadet.

L’un veut s’accommoder: Furetière écrira « Quand les gens sont las de plaider, c’est lors qu’ils sont disposés à s’accommoder. »

Profiter de ces dards: De la leçon donnée par ces dards.