Le Meunier son fils et l’Ane ( Livre III – Fable 1)

Cette fable-épître – la deuxième après « L’Homme et son image » (Livre I, fable 2) – s’adresse à un ami de longue date de La Fontaine et qui le demeurera toujours, M. de Maucroix (François de Maucroix, 1619-1708), d’où les initiales en dédicace « A M. D. M. ». A l’époque , Maucroix hésite sur sa destinée la vie d’un noble oisif ou celle de chanoine (c’est ce dernier choix que fera l’ami du fabuliste). Vous pouvez lire une lettre adressée par La Fontaine à son ami sur le site www.lafontaine.net, à l’adresse http//www.lafontaine.net/Corresp/arrest.htm ou encore à http//www.lafontaine.net/Corresp/maucroix.htm.Voyez aussi une courte biographie de Maucroix à l’adresse http//www.lafontaine.net/maucroix.htm .
L’édition originale de 1668 portait le titre « Le Meunier, son Fils et leur Ane ». La fable trouve son inspiration dans les « Mémoires » de Honorat de Bueil, seigneur de Racan (1589-1670), un disciple de Malherbe. Mais La Fontaine s’inspirera surtout de la dernière fable du recueil « Centum fabulae » de Faërne dont la morale est « Le plus souvent, celui qui s’ étudie à plaire à tout le monde non seulement se lèse lui-même, mais ne plaît que modérément aux autres ».
Il semble bien que si La Fontaine a placé cette fable au tout début du Livre troisième, c’est pour répondre à certaines attaques de divers critiques. D’ ailleurs l’écrivain français Chapelain (celui qui joua un rôle essentiel dans la création de l’Académie française) a pu faire remarquer à Huet que ce poème « ne pouvait être ni mieux imaginé ni mieux exprimé ni mieux placé » (« Lettre de Jean Chapelain », tome II, p. 86, cité dans « La Fontaine – Œuvres complètes, tome I ; Fables, contes et nouvelles » édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet ; NRF Gallimard ; Bibliothèque de La Pléiade ; 1991, p. 1096).

L’invention des arts étant un droit d’aînesse,
Nous devons l’apologue à l’ancienne Grèce:
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes; 
Tous les jours nos auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé:
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté.
Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d’Apollon, nos maîtres, pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins
Racan commence ainsi:« Dites-moi, je vous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ces degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé,
A quoi me résoudrai-je? Il est temps que j’y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance:
Dois-je dans la province établir mon séjour,
Prendre emploi dans l’armée, ou bien charge à la Cour?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes:
La guerre a ses douceurs, l’hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter,
Mais j’ai les miens, la Cour, le peuple à contenter. »
Malherbe là – dessus: «Contenter tout le monde!
Ecoutez ce récit avant que je réponde.»J’ai lu dans quelque endroit qu’un meunier et son fils
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur âne un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre.
Pauvres gens! idiots! couple ignorant et rustre!
Le premier qui les vit de rire s’éclata:
«Quelle farce  dit-il, vont jouer ces gens-là?
Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense.»
Le meunier, à ces mots, connaît son ignorance;
Il met sur pied sa bête, et la fait détaler.
L’âne, qui goûtait fort l’autre façon d’aller,
Se plaint en son patois. Le meunier n’en a cure;
Il fait monter son fils, il suit: et, d’aventure,
Passent trois bons marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put:
« Oh là! oh! descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme, qui menez laquais à barbe grise!
C’était à vous de suivre, au vieillard de monter.
– Messieurs, dit le meunier, il vous faut contenter.»
L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte;
Quand trois filles passant, l’une dit:« C’est grand’ honte
Qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
Fait le veau sur son âne et pense être bien sage.
– Il n’est, dit le meunier, plus de veaux à mon âge:
Passez votre chemin, la fille, et m’en croyez.»
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L’homme crut avoir tort et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit:« Ces gens sont fous!
Le baudet n’en peut plus, il mourra sous leurs coups.
Eh quoi! charger ainsi cette pauvre bourrique!
N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique?
Sans doute qu’à la foire ils vont vendre sa peau.
– Parbleu! dit le meunier, est bien fou du cerveau
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons toutefois si par quelque manière
Nous en viendrons à bout.» Ils descendent tous deux.
L’âne se prélassant marche seul devant eux. 
Un quidam les rencontre, et dit:« Est-ce la mode
Que baudet aille à l’aise; et meunier s’incommode?
Qui de l’âne ou du maître est fait pour se lasser?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser
Ils usent leurs souliers et conservent leur âne!
Nicolas, au rebours: car quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête; et la chanson le dit.
Beau trio de baudets!» Le meunier repartit:
«Je suis âne, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,
Qu’on dise quelque chose ou qu’on ne dise rien,
J’en veux faire à ma tête». Il le fit, et fit bien.Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince;
Allez, venez, courez; demeurez en province;
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement:
Les gens en parleront, n’en doutez nullement.

La feinte: La fiction, l’imaginaire.

La lyre est l’emblème de la poésie qu’elle désigne ici.

Leurs pensers: Leurs pensées (orthographe conforme à l’usage de l’époque).

Soins: Préoccupations.

Buter:  « Viser à un but » (Furetière).

De meilleur débit: De vente plus facile.

D’aventure: Par le plus grand des hasards.

Que l’on ne vous le dise: Sans qu’il soit besoin de vous le dire.

Clocher: Traîner les pieds.

Se prélassant: Ce terme vient de « prélat » et signifie marcher lentement. Dans « Les Rieurs du Beau-Richard » (cinquième entrée, vers 13-15), La Fontaine écrit Celui-ci marche à pas comptés ; / On le prendrait pour un chanoine. / Allons donc, mon âne. »

La chanson le dit: Je vous transmets les paroles de cette chanson populaire « Adieu, cruelle Jeanne ; / Si vous ne m’aimez pas, / Je monte sur mon âne / Pour galoper au trépas. / – Courez, ne bronchez pas, / Nicolas ; / Surtout n’en revenez pas ».

N’en doutez nullement: Voir Cicéron dans « De republica », VIII, 16 « Ce que d’autres disent de vous, c’est leur affaire ; mais certainement ils en parleront ».

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