Le Trésor et les deux Hommes (Livre IX – Fable 16)

Récit inspiré d’Abstémius (qui l’a repris d’un distique attribué à Platon), revu par Guillaume Guéroult en 1550 sous le titre  » D’un Paysan et d’un Avaricieux  » puis, en 1567 par Gilbert Cousin ( » Du Pauvre et du Riche « , texte contenu dans le livre  » De l’oracle de Jupiter Amon « ).
Le texte de La Fontaine est le troisième des huit  » Fables nouvelles « , publiées en 1671.
Nous retrouvons dans ce texte une des passions menant les hommes, l’avarice. La Fontaine traite de ce vice à plusieurs reprises : dans  » L’Avare qui a perdu son trésor  » (Livre IV, fable 20),  » La Poule aux œufs d’or  » (V, 13) ou encore dans  » Le Loup et le Chasseur  » (VIII, 27), sans oublier «  L’Homme qui court après la fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit  »  (VII, 11). Il ne s’agit pas ici d’une fable double mais bien d’une histoire à rebondissements. En effet, si dans le texte de Cousin, le pauvre et le riche sont renvoyés dos à dos, ici, la chance de l’un provoque le malheur de l’ autre. Ironique, La Fontaine place sa sympathie du côté de la Fortune, cette  » déesse inconstante  » (vers 36) qui n’agit que selon ses caprices.

Un homme n’ayant plus ni crédit ni ressource,
Et logeant le diable en sa bourse,
C’est à dire n’y logeant rien,
S’imagina qu’il ferait bien
De se pendre et finir lui-même sa misère,
Puisque aussi bien sans lui la faim le viendrait faire :
Genre de mort qui ne duit pas
A gens peu curieux de goûter le trépas.
Dans cette intention, une vieille masure
Fut la scène où devait se passer l’aventure.
Il y porte une corde, et veut avec un clou
Au haut d’un certain mur attacher le licou.
La muraille, vieille et peu forte,
S’ébranle au premier coup, tombe avec un trésor.
Notre désespéré le ramasse, et l’emporte,
Laisse là le licou, s’en retourne avec l’or.
Sans compter: ronde ou non, la somme plut au sire.
Tandis que le galant à grands pas se retire,
L’homme au trésor arrive, et trouve son argent
Absent.
« Quoi, dit-il, sans mourir je perdrai cette somme ?
Je ne me pendrai pas ! Et vraiment si ferai,
Ou de corde je manquerai. »
Le lacs était tout prêt ; il n’y manquait qu’un homme :
Celui-ci se l’attache, et se pend bien et beau.
Ce qui le consola peut-être
Fut qu’un autre eût, pour lui, fait les frais du cordeau.
Aussi bien que l’argent, le licou trouva maître.
L’avare rarement finit ses jours sans pleurs,
Il a le moins de part au trésor qu’il enserre,
Thésaurisant pour les voleurs,
Pour ses parents ou pour la terre.
Mais que dire du troc que la Fortune fit ?
Ce sont là de ses traits, elle s’en divertit:
Plus le tour est bizarre, et plus elle est contente.
Cette déesse inconstante
Se mit alors en l’esprit
De voir un homme se pendre ;
Et celui qui se pendit
S’y devait le moins attendre.

Logeant le diable en sa bourse: Locution proverbiale, à rapprocher de « tirer le diable par la queue ». Si cette seconde expression signifie « avoir des problèmes d’argent », celle reprise par La Fontaine indique bien plutôt n’avoir aucun argent du tout.

Ne duit pas : ne séduit pas.

Galant : rusé, malin.

Bien et beau: Bel et bien.

L’avare rarement finit ses jours sans pleurs: « Notre avare un beau jour ne trouva que le nid / Voilà mon homme aux pleurs. » (« L’Avare qui a perdu son trésor » (Livre IV, fable 20, vers 21,22).

La Fortune: Signifie ici, au sens classique « le sort ».

Elle s’en divertit: « Ainsi la fortune se plaît à se servir pour un contraire effet des choses que nous faisons à autre dessein. » (cf. d’Urfé, l’« Astrée », troisième partie, VI).