L’Avare qui a perdu son Trésor (Livre IV – Fable 20)

Thème classique que celui de l’avarice. Pensons seulement à la pièce « L’ Avare » de Molière. Mais nous retrouvons le thème dès l’Antiquité, Horace, par exemple, dans sa « Satire I, 1 » traite le sujet dans une lettre à Mécène. Boileau, précédant de peu le fabuliste de Châtea-Thierry, écrira un texte reprenant un motif semblable (« Satires », IV, 5). Mais c’est Esope qui, une fois de plus, inspirera La Fontaine (« L’Avare »). Mais ce dernier amplifiera grandement le texte sec du Grec, mettant l’accent sur les angoisses du ladre. Il reprendra le même sujet de nombreuses fois (« L’ Enfouisseur et son Compère », Livre X, fable 4 ; « Du Thésauriseur et du Singe » (XII, 3),…). On connaît la répugnance du fabuliste pour « la passion d’entasser ».
Remarquons dans ce texte les nombreux archaïsmes qui montrent l’avare sous un jour démodé, en dehors de son temps et de la vie de son époque.
L’usage seulement fait la possession.
Je demande à ces gens de qui la passion
Est d’entasser toujours, mettre somme sur somme,
Quel avantage ils ont que n’ait pas un autre homme.
Diogène là-bas est aussi riche qu’eux,
Et l’avare ici-hautcomme lui vit en gueux.
L’homme au trésor caché qu’Esope nous propose,
Servira d’exemple à la chose.Ce malheureux attendait,
Pour jouir de son bien, une seconde vie;
Ne possédait pas l’or, mais l’or le possédait.
Il avait dans la terre une somme enfouie,
Son coeur avec, n’ayant autre déduit)
Que d’y ruminer jour et nuit,
Et rendre sa chevance à lui-même sacrée.
Qu’il allât ou qu’il vînt, qu’il bût ou qu’il mangeât,
On l’eût pris de bien court, à moins qu’il ne songeât
A l’endroit où gisait cette somme enterrée.
Il y fit tant de tours qu’un fossoyeur le vit,
Se douta du dépôt, l’enleva sans rien dire.
Notre avare, un beau jour, ne trouva que le nid.
Voilà mon homme aux pleurs : il gémit, il soupire,
Il se tourmente, il se déchire.
Un passant lui demande à quel sujet ses cris.
«C’est mon trésor que l’on m’a pris.
– Votre trésor? où pris? – Tout joignant cette pierre.
– Eh! sommes-nous en temps de guerre
Pour l’apporter si loin? N’eussiez-vous pas mieux fait
De le laisser chez vous en votre cabinet,
Que de le changer de demeure?
Vous auriez pu sans peine y puiser à toute heure.
– A toute heure, bons Dieux! ne tient-il qu’à cela?
L’argent vient-il comme il s’en va?
Je n’y touchais jamais. – Dites-moi donc, de grâce
Reprit l’autre, pourquoi vous vous affligez tant,
Puisque vous ne touchiez jamais à cet argent,
Mettez une pierre à la place,
Elle vous vaudra tout autant

Mettre somme sur somme: Voir Horace « A quoi sert la fortune si on ne peut y toucher ? » « Épîtres », livre I, 5, vers 12). Voir aussi Ovide « A quoi bon fortune et royaume sans pouvoir y toucher ? » (« Métamorphoses »).

Diogène est ce philosophe grec qui rejeta toute richesse au point de vivre dans un tonneau (vers 410 – vers 323 avant J.-C.).

Là-bas: Au royaume des morts.

Ici-haut: Sur terre. Inversion on dit habituellement ‘là-haut’ et ‘ici-bas’.

Ne possédait pas l’or…Le mot se trouve, attribué à Bion, dans la « Vie des philosophes » (IV, 50) de Laërce « Il ne possède guère ses richesses mais ce sont ses richesses qui le possèdent. » Et Mademoiselle de Scudéry renchérira « car que servent les trésors où l’on n’ose toucher ? Ils servent, reprit Mexaris, à savoir qu’on les possède ; ou plutôt, reprit Doralise, à en être possédé. » (« Le Grand Cyrus », tome 5, 101).

Déduit: Plaisir. Le mot était vieilli.

La chevance: La richesse d’une personne. Furetière notait déjà que le mot n’avait plus cours à son époque (qui est aussi celle de La Fontaine).

Pris de bien court: A rapprocher de notre « prendre de court ». Le terme signifie surprendre pendant un moment de distraction (pendant que l’avare ne pensait pas à son or).

Fossoyeur: Le sens du terme est différent de ce qu’il est aujourd’hui (personne qui creuse des tombes). A l’époque, il désignait toute personne qui creusait.

Ne trouva que le nid: Voir aussi « Le trésor et les deux Hommes » (Livre IX, fable 16, vers 19, 20) « L’homme au trésor arrive et trouve son argent / Absent. » Et aussi « L’Enfouisseur et son Compère » (X, 4, vers 22, 23) « Au bout de quelque temps, l’homme va voir son or ; / Il ne retrouva que le gîte. »

Aux pleurs: Même chagrin chez l’avare dans « Le trésor et les deux Hommes » (IX, 16, v. 29) « L’avare rarement finit ses jours sans pleurs ; / […] ».

Il gémit, il soupire: Forme que nous rencontrons aussi dans « Les deux Mulets » (I, 4, vers 11, 12) « Le mulet en se défendant , / Se sent percer de coups ; il gémit, il soupire.)

Tout joignant: Tout proche.

En votre cabinet: Pièce que l’on consacrait à l’étude mais aussi meuble fermé (comme les secrétaires).

Elle vous vaudra tout autant: Elle aura tout autant de valeur. Publius Syrus pourra dire « Il manque à l’avare tout autant ce qu’il a que ce qu’il n’a pas » « Controverses » de Sénèque, VII, 3).