Philémon et Baucis (Livre XII – Fable 25)

Le poème que voici est dédié au duc de Vendôme (Louis-Joseph de Bourbon, duc de Penthièvre, puis duc de Vendôme, Paris 1654 – Vinaroz 1712). Cet arrière-petit-fils de Gabrielle d’Estrées et de Henri IV et protecteur de La Fontaine a qui il verse une pension était connu pour ses mœurs fort libres.
C’est donc avec un immense clin d’œil que le fabuliste lui dédie cette fable qui est un éloge à la fidélité et à l’amour conjugaux. Le thème est inspiré par Ovide (« Métamorphoses », VIII, vers 620-724). Le poète latin décrit un vieux couple qui, après une vie calme et modeste, attend sereinement la mort. Philémon et Baucis, le couple de vieillards, reçut un jour la visite de Jupiter et de Mercure. Les dieux, pour remercier les vieillards de leur hospitalité et pour les récompenser pour leur fidélité, les transformèrent en arbres unis à jamais.

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux divinités n’accordent à nos voeux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille :
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile;
Véritables vautours, que le fils de Japet
Représente, enchaîné sur son triste sommet.
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste :
Le sage y vit en paix, et méprise le reste ;
Content de ces douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne
Que la Fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour,
Rien ne trouble sa fin : c’est le soir d’un beau jour.
Philémon et Baucis nous en offrent l’exemple :
Tous deux virent changer leur cabane en un temple.
Hyménée et l’Amour, par des désirs constants,
Avaient uni leurs coeurs dès leur plus doux printemps.
Ni le temps ni l’hymen n’éteignirent leur flamme ;
Clothon prenait plaisir à filer cette trame.
Ils surent cultiver, sans se voir assistés,
Leur enclos et leur champ par deux fois vingt étés.
Eux seuls ils composaient toute leur république :
Heureux de ne devoir à pas un domestique
Le plaisir ou le gré des soins qu’ils se rendaient !
Tout vieillit : sur leur front les rides s’étendaient ;
L’amitié modéra leurs feux sans les détruire,
Et par des traits d’amour sut encor se produire.
Ils habitaient un bourg plein de gens dont le coeur
Joignait aux duretés un sentiment moqueur.
Jupiter résolut d’abolir cette engeance.
Il part avec son fils, le dieu de l’Eloquence ;
Tous deux en pèlerins vont visiter ces lieux :
Mille logis y sont, un seul ne s’ouvre aux dieux.
Prêts enfin à quitter un séjour si profane,
Ils virent à l’écart une étroite cabane,
Demeure hospitalière, humble et chaste maison.
Mercure frappe : on ouvre ; aussitôt Philémon
Vient au-devant des dieux, et leur tient ce langage :
Vous me semblez tous deux fatigués du voyage,
Reposez-vous. Usez du peu que nous avons ;
L’aide des dieux a fait que nous le conservons ;
Usez-en ; saluez ces pénates d’argile:
Jamais le Ciel ne fut aux humains si facile
Que quand Jupiter même était de simple bois ;
Depuis qu’on l’a fait d’or, il est sourd à nos voix.
Baucis, ne tardez point : faites tiédir cette onde ;
Encor que le pouvoir au désir ne réponde,
Nos hôtes agréeront les soins qui leur sont dus.
Quelques restes de feu sous la cendre épandus
D’un souffle haletant par Baucis s’allumèrent :
Des branches de bois sec aussitôt s’enflammèrent.
L’onde tiède, on lava les pieds des voyageurs.
Philémon les pria d’excuser ces longueurs ;
Et, pour tromper l’ennui d’une attente importune,
Il entretint les dieux, non point sur la Fortune,
Sur ses jeux, sur la pompe et la grandeur des rois,
Mais sur ce que les champs, les vergers et les bois
Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare.
Cependant par Baucis le festin se prépare.
La table où l’on servit le champêtre repas
Fut d’ais  non façonnés à l’aide du compas :
Encore assure-t-on, si l’histoire en est crue,
Qu’en un de ses supports le temps l’avait rompue.
Baucis en égala les appuis chancelants
Du débris d’un vieux vase, autre injure des ans.
Un tapis tout usé couvrit deux escabelles :
Il ne servait pourtant qu’aux fêtes solennelles.
Le linge orné de fleurs fut couvert, pour tous mets,
D’un peu de lait, de fruits, et des dons de Cérès.
Les divins voyageurs, altérés de leur course,
Mêlaient au vin grossier le cristal d’une source.
Plus le vase versait, moins il s’allait vidant :
Philémon reconnut ce miracle évident ;
Baucis n’en fit pas moins : tous deux s’agenouillèrent ;
A ce signe d’abord leurs yeux se dessillèrent.
Jupiter leur parut avec ces noirs sourcils
Qui font trembler les cieux sur leurs pôles assis.
«Grand Dieu, dit Philémon, excusez notre faute :
Quels humains auraient cru recevoir un tel Hôte ?
Ces mets, nous l’avouons, sont peu délicieux :
Mais, quand nous serions rois, que donner à des dieux ?
C’est le coeur qui fait tout : que la terre et que l’onde
Apprêtent un repas pour les maîtres du monde ;
Ils lui préféreront les seuls présents du coeur. »
Baucis sort à ces mots pour réparer l’erreur.
Dans le verger courait une perdrix privée,
Et par de tendres soins dès l’enfance élevée ;
Elle en veut faire un mets, et la poursuit en vain :
La volatile échappe à sa tremblante main ;
Entre les pieds des dieux elle cherche un asile.
Ce recours à l’oiseau ne fut pas inutile :
Jupiter intercède. Et déjà les vallons
Voyaient l’ombre en croissant tomber du haut des monts.
Les dieux sortent enfin, et font sortir leurs Hôtes.
De ce bourg, dit 
Jupin, je veux punir les fautes : 
Suivez-nous. Toi, Mercure, appelle les vapeurs
O gens durs ! vous n’ouvrez vos logis ni vos coeurs !
Il dit : et les autans troublent déjà la plaine. 
Nos deux époux suivaient, ne marchant qu’avec peine ;
Un appui de roseau soulageait leurs vieux ans :
Moitié secours des dieux, moitié peur, se hâtants
Sur un mont assez proche enfin ils arrivèrent ;
A leurs pieds aussitôt cent nuages crevèrent.
Des ministres du dieu les escadrons flottants
Entraînèrent, sans choix, animaux, habitants,
Arbres, maisons, vergers, toute cette demeure ;
Sans vestige du bourg, tout disparut sur l’heure.
Les vieillards déploraient ces sévères destins.
Les animaux périr ! car encor les humains,
Tous avaient dû tomber sous les célestes armes.
Baucis en répandit en secret quelques larmes.
Cependant l’humble toit devient temple, et ses murs
Changent leur frêle enduit aux marbres les plus durs. 
De pilastres massifs les cloisons revêtues
En moins de deux instants s’élèvent jusqu’aux nues ;
Le chaume devient or ; tout brille en ce pourpris ;
Tous ces événements sont peints sur le lambris.
Loin, bien loin les tableaux de Zeuxis et d’Apelle
Ceux-ci furent tracés d’une main immortelle.
Nos deux époux, surpris, étonnés, confondus,
Se crurent, par miracle, en l’Olympe rendus. 
Vous comblez, dirent-ils, vos moindres créatures ;
Aurions-nous bien le coeur et les mains assez pures
Pour présider ici sur les honneurs divins, 
Et prêtres vous offrir les voeux des pèlerins ?
Jupiter exauça leur prière innocente.
Hélas ! dit Philémon, si votre main puissante
Voulait favoriser jusqu’au bout deux mortels,
Ensemble nous mourrions en servant vos autels :
Clothon ferait d’un coup ce double sacrifice ;
D’autres mains nous rendraient un vain et triste office
Je ne pleurerais point celle-ci, ni ses yeux
Ne troubleraient non plus de leurs larmes ces lieux.
Jupiter à ce voeu fut encor favorable.
Mais oserai-je dire un fait presque incroyable ?
Un jour qu’assis tous deux dans le sacré parvis
Ils contaient cette histoire aux pèlerins ravis,
La troupe, à l’entour d’eux, debout prêtait l’oreille ;
Philémon leur disait : Ce lieu plein de merveille
N’a pas toujours servi de temple aux immortels :
Un bourg était autour, ennemi des autels,
Gens barbares, gens durs, habitacle d’impies ;
Du céleste courroux tous furent les hosties.
Il ne resta que nous d’un si triste débris :
Vous en verrez tantôt la suite en nos lambris ;
Jupiter l’y peignit. En contant ces annales,
Philémon regardait Baucis par intervalles ;
Elle devenait arbre, et lui tendait les bras ;
Il veut lui tendre aussi les siens, et ne peut pas.
Il veut parler, l’écorce a sa langue pressée.
L’un et l’autre se dit adieu de la pensée :
Le corps n’est tantôt plus que feuillage et que bois.
D’étonnement la troupe, ainsi qu’eux, perd la voix,
Même instant, même sort à leur fin les entraîne ;
Baucis devient tilleul, Philémon devient chêne.
On les va voir encore, afin de mériter
Les douceurs qu’en hymen Amour leur fit goûter :
Ils courbent sous le poids des offrandes sans nombre.
Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre,
Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah ! si. .. Mais autre part j’ai porté mes présents.
Célébrons seulement cette métamorphose.
Des fidèles témoins m’ayant conté la chose,
Clio me conseilla de l’étendre en ces vers,
Qui pourront quelque jour l’apprendre à l’univers :
Quelque jour on verra chez les Races futures
Sous l’appui d’un grand nom passer ces aventures.Vendôme, consentez au los que j’en attends :
Faites-moi triompher de l’envie et du temps ;
Enchaînez ces démons, que sur nous ils n’attentent,
Ennemis des héros et de ceux qui les chantent.
Je voudrais pouvoir dire en un style assez haut
Qu’ayant mille vertus vous n’avez nul défaut.
Toutes les célébrer serait oeuvre infinie ;
L’entreprise demande un plus vaste génie :
Car quel mérite enfin ne vous fait estimer ?
Sans parler de celui qui force à vous aimer ?
Vous joignez à ces dons l’amour des beaux ouvrages,
Vous y joignez un goût plus sûr que nos suffrages :
Don du Ciel, qui peut seul tenir lieu des présents
Que nous font à regret le travail et les ans.
Peu de gens élevés, peu d’autres encor même,
Font voir par ces faveurs que Jupiter les aime.
Si quelque enfant des dieux les possède, c’est vous ;
Je l’ose dans ces vers soutenir devant tous.
Clio, sur son giron, à l’exemple d’Homère,
Vient de les retoucher, attentive à vous plaire :
On dit qu’elle et ses soeurs, par l’ordre d’Apollon,
Transportent dans Anet tout le sacré Vallon:
Je le crois. Puissions-nous chanter sous les ombrages
Des arbres dont ce lieu va border ses rivages !
Puissent-ils tout d’un coup élever leurs sourcis,
Comme on vit autrefois Philémon et Baucis !

Poéme dédié:  Pour éditer ce poème parmi ses « Fables », La Fontaine a cru devoir supprimer les mots « Poème dédié ».Japet: Prométhée

Les favoris des rois: Voir Horace, « Epîtres », I, 10, vers 32, 33.

La Fortune vende ce qu’on croit qu’elle donne:  Nous retrouvons cette pensée, issue d’Epicharme (« Les dieux nous vendent tous les biens qu’ils nous donnent »), chez Montaigne :  «’Les dieux nous vendent tous les biens qu’ils nous donnent’, c’est-à-dire ils ne  nous en donnent aucun pur et parfaict, et que nous n’achetons au pris de quelque mal. » (« Montaigne – OEuvres complètes », Albert Thibautet et Maurice Rat, NRF, Bibliothèque de la Pléïade, 1962, « Essais », 2, 20, p. 655) ou chez Voiture (« OEuvres »).

Le but:  La fin de son existence.

Hyménée:  La divinité grecque qui présidait au mariage.

Hymen: Mot poétique pour dire le mariage.

Clothon Une des trois Parques. Elle file le cours de la vie. Ici, elle prend plaisir à prolonger la vie du vieux couple.

Cette engeance: Cette espèce. Le terme est bien entendu péjoratif.

Le dieu de l’éloquence: Mercure, cité plus bas dans le texte (vers 37 et 97).

Les pénates sont les autels dressés à l’intérieur des maisons. Des pénates d’argile indiquent des statuettes en cette matière et montrent la pauvreté du couple.

La Fortune: Au sens classique du terme, signifie le sort.

Ais: Planche de bois brute et non rabotée.

En égala: En équilibra les pieds.

Escabelle: Petit siège sans bras et sans dossier supporté par trois pieds ou par des planches divergentes.

Céres: Déesse des moissons chez les Romains (la Déméter grecque). Les dons de Cérès représentent donc le pain.

Se dessiller : ciller signifie coudre les paupières (d’un oiseau de proie) ; dessiller veut donc dire rendre la vue ; ici, « leur yeux s’ ouvrirent à la réalité ».

Sur leurs pôles assis: Voir Homère « Iliade », chant 1, vers 528-530 Horace, « Odes », livre III, 1, vers 5-8, Ovide, « Métamorphoses », livre I, vers 177-180. La Fontaine a écrit précédemment (voir « Poème du Quinquina », chant II : Jupiter crut Momus : il fronça les sourcils : / Tout l’Olympe trembla sur ses pôles assis ».

Privée: Apprivoisée. Chez Ovide (« Métamorphoses » livre VIII, vers 684), il ne s’agit pas d’une perdrix mais d’une oie.

La volatile: Voir « Les deux Pigeons » (Livre IX, fable 2, vers 56 « La volatile malheureuse » et « Le Milan, le Roi et le Chasseur » (Livre XII, fable 12, vers 87) : « Tantôt humains, puis volatiles ». Richelet écrit ce substantif féminin (à l’époque) « volatille ». -Furetière appelle volatile les oiseaux que l’on sert à table.

Et déjà les vallons / Voyaient l’ombre en croissant tomber du haut des monts: Le vers est imité des « Bucoliques » de Virgile : « Et voici qu’au loin la fumée monte au toit des fermes, et que du haut des monts l’ombre tombe et s’allonge » (1ere églogue, dernier vers) (« Virgile – Les Bucoliques –  Les Géorgiques », traduit et annoté par Maurice Rat, GF – Flammarion, n° 128, 1967, p. 36).

Jupin est le surnom familier, souvent employé dans les Fables, de Jupiter.

Les vapeursLes nuages qui vont punir les habitants.

Les autansCe mot provençal signifie de fort vents du sud-ouest soufflant, entre autres, sur la Languedoc. Ici, il s’agit de fort vents de tempête.

Se hâtantsLe pluriel en « s » est maintenu pour la rime.

Aux: En.  Zeuxis est un peintre grec de la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C. Il est considéré comme un novateur. – Apelle est le portraitiste d’ Alexandre le Grand (IVe siècle av. J.-C).

L’Olympe:  Le ciel, séjour des dieux.

Sur les: Aux.

Un vain et triste office: Lors de leurs funérailles.

Les hosties, c’est-à-dire les victimes expiatoires.

Terme de la même famille que « année ». Il s’agit de récits historiques contés par année.

Clio est, dans la mythologie grecque, la Muse de la Poésie épique et de l’Histoire.

Ancien mot pour louange. Nous avons déjà trouvé ce terme dans «Les Compagnons d’Ulysse » au Livre XII, fable 1, vers 104 : « Tousrenonçaient au lôs des belles actions ».

« Que sur nous ils n’attentent » : qu’ils ne nous portent pas atteinte.

Le sacré vallon est le lieu habité par les Muses mais, ici, il s’agit du château d’Anet dans lequel Vendôme réunissait les artistes de son temps. Ce château avait été construit par Henri II pour sa favorite, la belle Diane de Poitiers. On peut penser aussi au château de Foucquet où le surintendant général, avant sa déchéance et son emprisonnement, recevait les artistes – dont La Fontaine, le fidèle pour toujours – suscitant ainsi la jalousie de Louis XIV. Les fêtes de Vaux restent célèbres et ont été chantées par le fabuliste (voir « La Fontaine – Ouvres diverses », édition établie et annotée par Pierre Clarac, « Les merveilles de Vaux », NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 491-sq).