Les Compagnons d’Ulysse (Livre XII – Fable 1)

Le Livre douzième, publié en 1693, est adressé « A Monseigneur le Duc de Bourgogne ». Louis de Bourgogne est le fils du Grand Dauphin à qui, en 1668, La Fontaine avait dédié son premier recueil de fables.
La présente fable est parue pour la première fois en 1690 dans le « Mercure Galant ». Elle trouve son inspiration dans « L’Odyssée » d’Homère. Mais l’ anecdote sera reprise par de multiples auteurs Virgile (« Enéide, VII,5), Ovide (« Métamorphoses », XIV, 5), Horace (« Épîtres », 1, 2, V), Plutarque (« Que les bêtes brutes usent de la raison », Machiavel,… Mais c’est à l’ auteur italien Gelli, l’auteur de « Circé » (1549) que La Fontaine empruntera le rapprochement entre Ulysse et ses compagnons. Cette confrontation conduira à la comparaison entre les hommes et les animaux.

Prince, l’unique objet du soin des Immortels,
Souffrez que mon encens parfume vos autels.
Je vous offre un peu tard ces présents de ma Muse ;
Les ans et les travaux me serviront d’excuse.
Mon esprit diminue, au lieu qu’à chaque instant
On aperçoit le vôtre aller en augmentant
Il ne va pas, il court, il semble avoir des ailes.
Le héros dont il tient des qualités si belles
Dans le métier de Mars brûle d’en faire autan
Il ne tient pas à lui que, forçant la victoire,
Il ne marche à pas de géant
Dans la carrière de la gloire.
Quelque Dieu le retient (c’est notre souverain),
Lui qu’un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin;
Cette rapidité fut alors nécessaire ;
Peut-être elle serait aujourd’hui téméraire.
Je m’en tais aussi bien les Ris et les Amours
Ne sont pas soupçonnés d’aimer les longs discours.
De ces sortes de dieux votre cour se compose
Ils ne vous quittent point. Ce n’est pas qu’après tout
D’autres divinités n’y tiennent le haut bout
a href= »#5″>Le Sens et la Raison y règlent toute chose.
Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs,
Imprudents et peu circonspects,
S’abandonnèrent à des charmes
Qui métamorphosaient en bêtes les humains.
Les compagnons d’Ulysse, après dix ans d’alarmes,
Erraient au gré du vent, de leurs sorts incertains.
Ils abordèrent un rivage
Où la fille du dieu du jour,
Circé, tenait alors sa cour.
Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d’un funeste poison.
D’abord ils perdent la raison ;
Quelques moments après, leur corps et leur visage
Prennent l’air et les traits d’animaux différents
Les voilà devenus ours, lions, éléphants ;
Les uns sous une masse énorme,
Les autres sous une autre forme ;
Il s’en vit de petits «exemplum ut Talpa».
Le seul Ulysse en échappa ;
Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse
La mine d’un héros et le doux entretien,
Il fit tant que l’enchanteresse
Prit un autre poison peu différent du sien.
Une déesse dit tout ce qu’elle a dans l’âme
Celle-ci déclara sa flamme.
Ulysse était trop fin pour ne pas profiter
D’une pareille conjoncture.
Il obtint qu’on rendrait à ces Grecs leur figure.
« Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter?
Allez le proposer de ce pas à la troupe. »
Ulysse y court et dit « L’empoisonneuse coupe
A son remède encore ; et je viens vous l’offrir
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir ?
On vous rend déjà la parole.»
Le lion dit, pensant rugir
« Je n’ai pas la tête si folle ;
Moi renoncer aux dons que je viens d’acquérir !
J’ai griffe et dent, et mets en pièces qui m’attaque.
Je suis roi deviendrai-je un citadin d’Ithaque !
Tu me rendras peut-être encor simple soldat
Je ne veux point changer d’état.»
Ulysse du lion court à l’ours « Eh! mon frère,
Comme te voilà fait ! Je t’ai vu si joli !
-Ah ! vraiment nous y voici,
Reprit l’ours à sa manière
Comme me voilà fait ? comme doit être un ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je me rapporte aux yeux d’une ourse mes amours.
Te déplais-je ? va-t-en, suis ta route et me laisse
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse.
Et te dis tout net et tout plat
Je ne veux point changer d’état.»
Le prince grec au loup va proposer l’affaire ;
Il lui dit, au hasard d’un semblable refus
« Camarade, je suis confus
Qu’une jeune et belle bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t’ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t’eût vu sauver la bergerie
Tu menais une honnête vie.
Quitte ces bois et redeviens,
Au lieu de ce loup, homme de bien.
– En est-il? dit le loup pour moi, je n’en vois guère.
Tu t’en viens me traiter de bête carnassière ;
Toi qui parles, qu’es-tu ? N’auriez-vous pas, sans moi,
Mangé ces animaux que plaint tout le village ?
Si j’étais homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage ?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous
Ne vous êtes-vous pas l’un à l’autre des loups ?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que, scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un loup qu’un homme
Je ne veux point changer d’état. »
Ulysse fit à tous une même semonce.
Chacun d’eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.
La liberté, les lois, suivre leur appétit,
C’était leurs délices suprêmes ;
Tous renonçaient au lôs  de belles actions.
Ils croyaient s’affranchir suivant leurs passions,
Ils étaient esclaves d’eux-mêmes.
Prince, j’aurais voulu vous choisir un sujet
Où je pusse mêler le plaisant à l’utile
C’était sans doute un beau projet
Si ce choix eût été facile.
Les compagnons d’Ulysse enfin se sont offerts,
Ils ont force pareils en ce bas univers
Gens à qui j’impose pour peine
Votre censure et votre haine.
[Vous raisonnez sur tout : les ris et les amours
Tiennent souvent chez vous de solides discours :
Je leur veux proposer bientôt une matière
Noble, d’un très grand art, convenable aux héros ;
C’est la louange ; ses propos
Sont faits pour occuper votre âme tout entière.] (Note à lire)

Les: Dans sa dédicace à Monseigneur le Duc de Bourgogne, La Fontaine fait déjà allusion à son âge avancé (il a 72 ans à l’époque du Livre XII).« Les » signifie donc ici « mes ».

Le héros: Peut-être le Grand Dauphin,  père du Duc de Bourgogne, dont La Fontaine avait célébré la vaillance lors  de la prise de Philisbourg en 1688, mais peut-être Louis XIV lui-même (dans ce dernier cas, La Fontaine ferait allusion au passage du Rhin (cf. note 3 ci-dessous).

Vainqueur du Rhin: Allusion au passage du Rhin en 1672, par les armées de Louis XIV.

Ris : à l’époque, pluriel pour « rires » : les plaisirs de l’Enfance. L’édition de 1690.indiquait : « Vous raisonnez sur tout ; les ris et les amours / Tiennent souvent chez vous de solides discours : / Je leur veux proposer bientôt une matière / Noble, d’un très grand art, convenable aux héros ; / C’est la louange ; ses propos / Sont faits pour occuper notre âme tout entière »

Le sens et la raison: Allusion à l’éducation donnée au prince par son gouverneur et son précepteur Fénelon. On sait en quelle haute estime Fénelon tenait La Fontaine puisqu’il donnait les fables de celui-ci à son élève le Duc de Bourgogne pour qu’il les traduise en latin.

La fille du Dieu du jour: Circé, la plus célèbre enchanteresse de l’Antiquité, était la fille du Soleil.

Exemplum ut Talpa: « Par exemple, la taupe », formule latine, signe de connivence avec  le Duc de Bourgogne ; talpa figurait dans les grammaires latines comme exemple de mot à la fois masculin et féminin.

Un autre poison: l’amour

Ithaque est l’île dont Ulysse est le roi.

Au hasard : au risque de.

Loups…Formule de Plaute « homo homin lupus » (l’homme est un loup pour l’homme)

Lôs: Vieux mot qui signifie louange et qui n’est plus en usage que  dans le burlesque.

Suivant : en suivant.

Si le choix eût : si la chose eût.

Les six derniers vers, présents dans l’édition de 1690 du « Mercure Galant », ont été supprimés lors de la parution de 1693.