On peut se demander si, dans ce texte, La Fontaine n’a pas dépeint sa situation. On sait en effet le peu d’estime dans laquelle il était tenu par Louis XIV. Le roi Soleil feignait d’ignorer le fabuliste, le tenant à l’ écart de sa cour (ce qui constituait déjà une importante sanction). Mais les protections importantes ainsi que le crédit populaire dont jouissait La Fontaine l’ont toujours préservé de la vindicte du roi. Celui-ci se contentait de méconnaître le poète. Louis le Grand tentera bien de s’opposer à l’élection à l’Académie du fabuliste, en vain finalement. Mais là s’ arrêtera la vengeance royale. Il aurait pu museler le poète comme il l’a fait avec d’autres, en les nommant, par exemple, historiographe du roi (comme il l‘a fait pour Paul Pélisson – celui de qui Mme de Sévigné écrivait à sa fille Mme de Grignan le 5 janvier 1674 qu’il « abusait de la permission qu’ont les hommes d’être laids » – d’abord, pour Boileau et Racine ensuite).
Non, il s’est contenté d’une souveraine indifférence. Heureusement pour la poésie car ainsi La Fontaine a pu continuer à écrire en toute indépendance. Une version antérieure de cette pièce a été publiée par Walckenaer en 1820. Elle diffère presque totalement (à deux vers près) de la fable officielle. Vous trouverez cette variante en fin de texte.
Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard fin, subtil et matois,
Blessé par des chasseurs, et tombé dans la fange ,
Autrefois attira ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Il accusait les dieux, et trouvait fort étrange
Que le sort à tel point le voulut affliger,
Et le fit aux mouches manger.
« Quoi! se jeter sur moi, sur moi le plus habile
De tous les hôtes des forêts !
Depuis quand les renards sont-ils un si bon mets ?
Et que me sert ma queue ? est-ce un poids inutile ?
Va ! le ciel te confonde, animal importun ;
Que ne vis-tu sur le commun ?»
Un hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importunité
Du peuple plein d’avidité :
« Je les vais de mes dards enfiler par centaines ,
Voisin renard, dit-il, et terminer tes peines.
– Garde-t’en bien, dit l’autre ; ami, ne le fais pas :
Laisse-les, je t’en prie, achever leur repas.
Ces animaux sont soûls; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.»
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats.
Aristote appliquait cet apologue aux hommes.
Les exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins , moins ils sont importuns.
Matois signifiait à l’origine, malin, dans le sens de filou. A comparer avec « […] Maint vieux chat, fin, subtil et narquois , […] » dans « La querelle des Chiens et des Chats et celle des Chats et des Souris » (Livre XII, fable 8, vers 34).
Fange: Boue épaisse. « Ce mot se dit proprement de la bourbe des chemins de campagne » (Richelet).
Que nous avons…« […] écartait du visage / De son ami dormant ce parasite ailé / Que nous avons mouche appelé. » (L’Ours et l’amateur des jardins » (Livre VIII, fable 10,vers 45-47).
Que me sert ma queue ?Dans le Livre cinquième, nous trouvons « Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile, / Et qui va balayant tous les sentiers fangeux ? / Que nous sert cette queue ? […] » (« Le Renard ayant la queue coupé », livre V, fable 5, vers 10-12).
Le commun ou les gens du commun le peuple.
Les enfiler par centaines les transpercer de mes piquants, les embrocher. On utilisait cette expression pour dire « les transpercer par l’ épée ».
Soûls ou pleins: rassasiés.
Aristote: Nous trouvons, dans la « Rhétorique » d’Aristote (II, 20) « Il en est de même pour vous, ô Samiens, continua Esope, vous n’avez désormais plus à craindre et homme [un démagogue] qui ne vous nuira plus, car il est riche ; mais si vous le tuez, d’autres viendront poussés à vous voler par leur pauvreté et à dépenser les deniers pblics. »
Plus telles gens sont pleins: Cet hémistiche est une application remarquable de la règle disant que « gens » veut au féminin les adjectifs qui le précèdent, et au masculin ceux ui le suivent.
Voici le texte de la version antérieure. Celle-ci, un manuscrit autographe, est onservée à Paris, à la Bibliothèque Nationale. Elle fut retrouvée par le secrétaire perpétuel de l’Académie française, Raynouard et publiée en 1820, par Walckenaer.
LE RENARD ET LES MOUCHES
Un renard tombé dans la fange,
Et des mouches presque mangé,
Trouvait Jupiter fort étrange
De souffrir qu’à ce point le sort l’eût outragé.
Un hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importun essaim.
Le renard aima mieux les garder, et fut sage.
« Vois-tu pas, dit-il, que la faim
Va rendre une autre troupe encor plus importune ?
Celle-ci déjà soûle aura moins d’âpreté. »
Trouver à cette fable une moralité
Me semble chose assez commune.
On peut sans grand effort d’esprit
En appliquer l’exemple aux hommes.
Que de mouches voit-on dans le siècle où nous sommes !
Cette fable est d’Esope, Aristote le dit.