Le Renard anglais (Livre XII – Fable 23)

Cette belle fable est dédiée à Ann Montagu, la veuve de l’ambassadeur de Charles II d’Angleterre en Turquie. Madame Harvey était la sœur du duc Ralph Montagu. Le frère et la sœur étaient connus pour la liberté de leurs mœurs.
Elle entretenait d’excellentes relations avec le groupe de Français exilés à Londres sous l’ordre de Louis XIV.
La pièce est inspirée soit de la version anglaise du « Roman de Renart », soit plus probablement de la « Demonstratio immortalitatis animae rationalis » de Kenelm Digby ou encore du « De carientia sensus et cognitionis in brutis » (Antoine Legrand, Londres, 1675).
Une fois de plus (cf. « Discours à Mme de la Sablière », fin du Livre neuvième), La Fontaine essaye de montrer, par un exemple, que les animaux peuvent, dans une certaine mesure, réfléchir et ne sont donc pas de simples animaux-machines. Quant à l’éloge à Madame Harvey, on peut dire qu’il s’agit d’un abrégé de celui qu’il a envoyé à sa protectrice, Marguerite de La Sablière.

Le bon coeur est chez vous compagnon du bon sens,
Avec cent qualités trop longues à déduire ,
Une noblesse d’âme, un talent pour conduire (1)
Et les affaires et les gens,
Une humeur franche et libre, et le don d’être amie (2)
Malgré Jupiter même et les temps orageux (3).
Tout cela méritait un éloge pompeux (4);
Il en eût été moins selon votre génie :
La pompe vous déplaît, l’éloge vous ennuie.
J’ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y coudre encore un mot ou deux
En faveur de votre patrie :
Vous l’aimez. Les Anglais pensent profondément;
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament (5):
Creusant dans les sujets, et forts d’expériences,
Ils étendent partout l’empire des sciences
Je ne dis point ceci pour vous faire ma cour.
Vos gens à pénétrer l’emportent sur les autres
Même les chiens de leur séjour
Ont meilleur nez que n’ont les nôtres (6).
Vos renards sont plus fins, je m’en vais le prouver
Par un d’eux qui, pour se sauver
Mit en usage un stratagème
Non encore pratiqué, des mieux imaginés.
Le scélérat, réduit en un péril extrême,
Et presque mis à bout par ces chiens au bon nez,
Passa près d’un patibulaire.
Là, des animaux ravissants,
Blaireaux, renards, hiboux, race encline à mal faire,
Pour l’exemple pendus, instruisaient les passants.
Leur confrère, aux abois entre ces morts s’arrange.
Je crois voir Annibal, qui, pressé des Romains,
Met leurs chefs en défaut, ou leur donne le change,
Et sait, en vieux renard, s’échapper de leurs mains.
Les clefs de meute  parvenues
A l’endroit où pour mort, le traître se pendit,
Remplirent l’air de cris : leur maître les rompit ,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nues.
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
« Quelque terrier, dit-il, a sauvé mon galant.
Mes chiens n’appellent point au delà des colonnes
Où sont tant d’honnêtes personnes.
Il y viendra, le drôle ! » Il y vint, à son dam .
Voilà maint basset clabaudant,
Voilà notre renard au charnier se guindant.
Maître pendu croyait qu’il en irait de même
Que le jour qu’il tendît de semblables panneaux:
Mais le pauvret, ce coup, y laissa ses houseaux .
Tant il est vrai qu’il faut changer de stratagème!
Le chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N’aurait pas cependant un tel tour inventé ;
Non point par peu d’esprit ; est-il quelqu’un qui nie
Que tout Anglais n’en ait bonne provision?
Mais le peu d’amour pour la vie
Leur nuit en mainte occasion.
Je reviens à vous, non pour dire
D’autres traits sur votre sujet ;
Tout long éloge est un projet
Peu favorable pour ma lyre.
Peu de nos chants, peu de nos vers,
Par un encens flatteur amusent l’univers
Et se font écouter des nations étranges.
Votre prince vous dit un jour
Qu’il aimait mieux un trait d’amour
Que quatre pages de louanges.
Agréez seulement le don que je vous fais
Des derniers efforts de ma Muse.
C’est peu de chose ; elle est confuse
De ces ouvrages imparfaits.
Cependant ne pourriez-vous faire
Que le même hommage pût plaire
A celle qui remplit vos climats d’habitants
Tirés de l’île de Cythère ?
Vous voyez par là que j’entends
Mazarin, des Amours déesse tutélaire.

Un talent pour conduire...: Chacun s’accorde à parer Ann Montagu de toutes les qualités d’esprit, de diplomatie et de courage « C’est une femme d’un esprit hardi et entreprenant », dira d’elle Des Maizaux. Il écrira aussi « Elle avait de l ’esprit infiniment et un génie propre à entrer dans les affaires de l’Etat les plus délicates. » (cité dans « La Fontaine – Œuvres complètes, tome I ; Fables, contes et nouvelles » édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet ; NRF Gallimard ; Bibliothèque de La Pléiade ; 1991, p. 1300, 1301).

Le don d’être amie: Allusion à l’amitié entre Ann Montagu et la duchesse de Mazarin, la duchesse de Bouillon mais aussi Saint-Evremont.

Jupiter représente clairement Louis XIV. Nous trouvons ici une allusion à l’état de déliquescence dans laquelle se trouvait, selon certains, la France de l’époque.

Pompeux: solennel. Ce terme n’a donc rien de péjoratif.

Leur tempérament: On prêtait aux Anglais un tempérament mélancolique mais propre à réfléchir profondément, en esprits scientifiques. Déjà signalé dans « Un animal dans la Lune » (Livre VII, fable 18).

Ont meilleur nez: Les foxhounds, c’est-à-dire chiens de renards.

Les patibulaires : des gibets, des potences

Ravissants : Qui ravissent, dérobent les réoltes ; on avait pris l’habitude de les pendre.

S’échapper de leurs mains : Chef de guerre, Annibal (247-183 av. J.-C.). Tite-Live conte les nombreuses ruses qui ont fait la réputation de ce Carthaginois comme, par exemple, le fait d’avoir fait porter à un troupeau de boeufs des torches allumées afin de faire croire que les carthaginois s’enfuyaient dans la nuit. Les Romains, attirés par les lumières permirent à  Annibal et à ses hommes de s’enfuir par un autre côté (Titi-Live, « Histoire romaine », livre XXII, 16-17).

Clef de meute : En vénerie, le terme « clef » désigne les meilleurs chiens, les mieux dressés, ceux qui mènent la meute.

Les rompit : Autre terme de vénerie qui signifie rappeler les chiens pour les empêcher de continuer la chasse.

Les colonnes qui constituent les montants du gibet.

A son dam : Cette fois, le renard est pris à son propre piège et est réellement pendu.

Clabaudant : Aboyant fortement sans cause.

Se guindant : Se dressant.

Panneaux : Filet pour attraper les animaux. D’où l’expression « tomber dans le panneau ».

Houseaux :  Littéralement : ses guêtres, ses hautes bottes. Le proverbe « laisser ses houseaux » signifie mourir.

Le peu d’amour pour la vie : On pensait que le caractère des Anglais ne leur donnait que peu d’envie de vivre. Il était dit aussi que le nombre de suicides était plus grand en Angleterre qu’en France.

Le texte exact est probablement celui-ci : « Peu favorable pour ma lyre. / Tout long éloge est un projet ».

Étranges: Étrangères.

Votre prince : Charles II Stuart (1630-1685), roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande. Il s’alliera avec la France. Ce sera un roi connu pour sa tolérance envers les catholiques, dressant ainsi le Parlement contre lui.

Cythère :  Ile de Grèce, patrie mythique de l’amour.

Mazarin : La Fontaine nous parle ici de la duchesse de Mazarin, Hortense Mancini, célèbre pour sa beauté autant que pour ses multiples amours à travers toute l’Europe, exilée en Angleterre depuis 1675 et amie passionnée d’Anne Montagu : « Tout sexe pour Hortense a fourni des amants », en dira Charles de Saint-Evremont, exilé lui aussi en Angleterre