Le Juge arbitre l’Hospitalier et le Solitaire (Livre XII – Fable 29)

Hospitaliers:Pour ce poème, La Fontaine a pris thème dans un livre d’Arnaud d’Andilly, livre pour lequel Charles-Augustin Sainte-Beuve n’aura que des louanges, Les Vies des saints pères du désert et de quelques saints, écrites par des pères de l’Eglise et autres anciens auteurs ecclésiastiques grecs et latins ». Le fabuliste réussira un tour de force car si le poème est à caractère janséniste – d’un jansénisme adouci, reconnaissons-le – elle sera louée à la fois par Port-Royal, haut-lieu du mouvement religieux cher aux disciples de Jansénius, et par un jésuite, le R.P. Bouhours qui n’hésitera pas à inclure « Le juge arbitre » dans son recueil de « Fables choisies ».
Ce poème nous intéresse aussi en ce sens qu’il nous présente les conceptions de La Fontaine concernant, entre autres, la prière ou le péché. Il existe une version manuscrite de cette fable, conservée à la bibliothèque municipale de Lyon, comportant de nombreuses variantes, ce qui laisse supposer à Jacques Rougeot que son auteur avait écrit une version assez différente bien avant la parution du Livre XII. La fable que voici termine le Livre Douzième. Elle devrait donc aussi terminer le recueil des « Fables » de La Fontaine. Pourtant, il en existe d’ autres éditées après la mort du poète.

Trois saints, égalementjaloux(2) de leur salut,
Portés d’un même esprit, tendaient à même but.
Ils s’y prirent tous trois par des routes diverses:
Tous chemins vont à Rome; ainsi nos concurrents
Crurent pouvoir choisir des sentiers différents.
L’un, touché des soucis, des longueurs, des traverses
Qu’en apanage on voit aux procès attachés,
S’offrit de les juger sans récompense aucune,
Peu soigneux d’établir ici-bas sa fortune.(3)
Depuis qu’il est des lois, l’homme, pour ses pêchés,
Se condamne à l’aider la moitié de sa vie:
La moitié? les trois quarts, et bien souvent le tout.
Le conciliateur crut qu’il viendrait à bout
De guérir cette folle et détestable envie.
Le second de nos saints choisit les hôpitaux.
Je le loue; et le soin de soulager ces maux
Est une charité que je préfère aux autres.
Les malades d’alors, étant tels que les nôtres,
Donnaient de l’exercice au pauvre hospitalier,
Chagrins (4), impatients, et se plaignant sans cesse.
 » Il a pour tels et tels un soin particulier,
Ce sont ses amis; il nous laisse. »
Ces plaintes n’étaient rien au prix de l’embarras
Où se trouva réduit l’appointeur de débats (5):
Aucun n’était content; la sentence arbitrale
A nul des deux ne convenait:
Jamais le juge ne tenait
A leur gré la balance égale.
De semblables discours rebutaient l’appointeur:
Il court aux hôpitaux, va voir leur directeur:
Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure (6),
Affligés, et contraints de quitter ces emplois,
Vont confier leur peine au silence des bois.
Là, sous d’âpres rochers, près d’une source pure,
Lieu respecté des vents, ignoré du soleil,
Ils trouvent l’autre saint, lui demandent conseil.
 » Il faut, dit leur ami, le prendre (7) de soi-même.
Qui mieux que vous sait vos besoins?
Apprendre à se connaître est le premier des soins
Qu’impose à tous mortels la Majesté suprême.
Vous êtes-vous connus dans le monde habité?
L’on le peut qu’aux lieux pleins de tranquillité:
Chercher ailleurs ce bien est une erreur extrême.
Troublez l’eau: vous y voyez-vous?
Agitez celle-ci. -Comment nous verrions-nous?
La vase est un épais nuage
Qu’aux effets du cristal nous venons d’opposer.
– Mes frères, dit le saint, laissez-la reposer,
Vous verrez alors votre image.
Pour vous mieux contempler demeurez au désert. »
Ainsi parla le solitaire.(8)
Il fut cru; l’on suivit ce conseil salutaire.Ce n’est pas qu’un emploi ne doive être souffert (9).
Puisqu’on plaide, et qu’on meurt, et qu’on devient malade,
Il faut des médecins, il faut des avocats.
Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas:
Les honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant on s’oublie en ces communs besoins.
O vous, dont le public emporte tous les soins,
Magistrats, princes et ministres,
Vous que doivent troubler mille accidents sinistres,
Que le malheur abat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voyez point, vous ne voyez personne.
Si quelque bon moment à ces pensers vous donne,
Quelque flatteur vous interrompt.
Cette leçon sera la fin de ces ouvrages:
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir!
Je la présente aux rois, je la propose aux sages:
Par où saurais-je mieux finir?

(1) Les hospitaliers sont, comme l’indique leur nom, des membres de divers ordres du même nom. Ces ordres religieux militaires, créés au Moyen Âge, se vouaient au service des voyageurs, des pèlerins ou des malades (chevaliers du Saint-Sépulcre, Templiers…) Certains exercent encore une activité charitable (ordre de Malte, de Saint-Lazare…). Leurs membres font voeu de servir, d’assister les pauvres et les malades reçus dans un hôpital.

(2) Jaloux de leur salut: Occupés par l’idée deleur salut.

(3) Sa fortune: En 1670, la Compagnie du Saint-Sacrement et l’Assemblée du clergé avaient souhaité que les évêques mettent sur pied des « bureaux pour les accords » avec l’aide de juges bénévoles, des « arbitres charitables » ayant mission ce médiateurs. Il faut dire que la justice officielle était à la fois lente et coûteuse.

(4) Chagrin: Morose, grognon.

(5) L’appointeur de débats: Le conciliateur qui arrange les disputes.

(6) Plaintes et murumures: Nous trouvons le même hémistiche dans le « Poème du Quinquina » « Ce ne fut ici-bas que plainte et que murmure ; […].

(7) Le prendre: Le pronom « le » représente ici le conseil du vers précédent.

(8) Le solitaire: Allusion à Port-Royal et à ceux qui y vivaient, dans le calme et la contemplation.

(9) Ne doive être souffert:Tous les emplois ne doivent pas être rejetés.