Le songe d’un habitant du Mogol (Livre XI – Fable 4)

Nous trouvons deux sources à ce poème. Nous sommes en effet redevables de l’ inspiration de la fable en elle-même au poète persan Mocharrafoddin Saadi (Chiraz, Perse, vers 1213 – idem, vers 1292. L’auteur du « Golestan » (ou Gulestan », « L’Empire des Roses ») a vu son ouvrage traduit en 1634 par André du Ryer. Le fabuliste a eu connaissance de cette traduction et s’en est servi pour le court apologue (de v. 1 à 17). Mais, en ce qui concerne l’éloge de la solitude, La Fontaine s’est inspiré des « Géorgiques » de Virgile, une épopée des rapports de l’homme avec la nature (« Géorgiques », II, vers 485-502). Nous voici devant un des poèmes parmi les plus personnels de La Fontaine. Un des plus achevés aussi mais surtout un de ceux qui nous livrent le mieux l’ âme du poète et son désir d’intériorité.

Jadis certain Mogol vit en songe un vizir
Aux Champs Elysiens  possesseur d’un plaisir
Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en durée
Le même songeur vit en une autre contrée
Un ermite entouré de feux,
Qui touchait de pitié même les malheureux.
Le cas parut étrange, et contre l’ordinaire
Minos en ces deux morts semblait s’être mépris.
Le dormeur s’éveilla tant il en fut surpris.
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se fit expliquer l’affaire.
L’interprète lui dit «Ne vous étonnez point ;
Votre songe a du sens; et, si j’ai sur ce point
Acquis tant soit peu d’habitude,
C’est un avis des dieux. Pendant l’humain séjour,
Ce vizir quelquefois cherchait la solitude ;
Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour.»
Si j’osais ajouter au mot de l’interprète,
J’inspirerais ici l’amour de la retraite
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais?
Oh! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles ?
Quand pourront les neuf soeurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier, et m’apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos moeurs différentes !
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets !
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie,
Je ne dormirai point sous de riches lambris
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond, et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.

Mogol: Ce teme désigne le « royaume fort étendu et fort riche » du « prince mahométan qui est le plus puissant roi des Indes » (Furetière). Ici, le mot est pris au sens d’un habitant du Mogol. Au XVIIe siècle, on utilisait couramment le nom du prince pour désigner son royaume.

Champs Elysiens
: Dans la mythologie grecque, séjour plein de délices des âmes vertueuses ou héroïques. Voir « Les obsèques de la Lionne » (Livre VIII, fable 14, vers46) : « Aux Champs Elyséens j’ai goûté mille charmes ».

Un ermite entouré de feu
:  L’ermite, ce saint homme, est entouré des flammes de l’enfer, alors que le vizir qui a si peu de chances d’arriver aux lieux de délices y est bel et bien, lui. Antithèse.

Minos
:  Dans la mythologie grecque, ancien roi légendaire de Crète. Sa justice et sa sagesse lui valurent de devenir le premier des trois juges des enfers.

L’humain séjour
:  La vie.

La retraite
: La solitude, la vie retirée.

Goûter l’ombre et le frais
: Voir les « Bucoliques », I, 23 de Virgile : « Heureux vieillard, ici au milieu des cours d’eau familiers et des sources sacrées, tu cherches l’ombre et le frais ».

Les neuf soeurs:
 Les neuf Muses ; elles président aux neuf arts libéraux.

Les clarté errantes:
 Les planètes.

La Parque
 qui file la vie. Elle « n’ourdira point ma vie » c’est-à-dire « je ne serai jamais riche ».

De nouveaux sacrifices:
 Les sommes (mot de la famille de « sommeil », bien sûr) sont de petits sacrifices offerts à Morphée, dieu du Sommeil.

Sans soins: 
Sans soucis. « Et quand l’heure est venue et que la mort l’appelle, / Sans vouloir reculer et sans se plaindre d’elle, / Dans la nuit éternelle, il entre sans regret. » (Maucrois, « Stances »).