Le Berger et le Roi (Livre X – Fable 9)

Voici une nouvelle fable comportant deux parties très distinctes. Fable double ? Je dirais plutôt fable-tiroir, l’histoire en elle-même conservant sa parfaite unité tout en empruntant un exemple qui illustrera son thème.
Il est à noter qu’il s’agit d’une des rares pièces de La Fontaine dans laquelle la sagesse finit par l’emporter sur la bêtise ou sur l’insouciance (mais La Fontaine nous prévient ironiquement au vers 10 : « Le conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes »). Et pourtant, l’un des modèles du fabuliste en ce qui concerne l’histoire principale, une légende persane reprise dans « Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier » (1676), termine sa fable en laissant son héros continuer à demeurer à la cour. « Le Livre des Lumières » (de Pilpay, traduit en 1644 par Gaulmin) présente quant à lui un apologue, celui de l’aveugle et du fouet, qui s’insérait dans la fable d’un « Ermite qui quitta ses déserts pour aller vivre à la cour ». Ici encore, La Fontaine modifie la fin de l’histoire, puisque, dans le conte initial, l’  ermite commet une injustice qu’il paiera de sa vie. Chamfort appréciait fort cette fable et plus spécialement l’exemple de l’ aveugle qui, selon l’auteur des « Pensées, maximes et anecdotes », ne pourrait être soustrait du texte sans nuire à son unité.

Deux démons à leur gré partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la raison ;
Je ne vois point de coeur qui ne leur sacrifie :
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J’appelle l’un Amour et l’autre Ambition.
Cette dernière étend le plus loin son empire ;
Car même elle entre dans l’amour.
Je le ferais bien voir; mais mon but est de dire
Comme un roi fit venir un berger à sa cour.
Le conte est du bon temps, non du siècle où nous sommes.
Ce roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs,
Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les ans,
Grâce aux soins du berger, de très notables sommes.
Le berger plut au roi par ces soins diligents.
« Tu mérites, dit-il, d’être pasteur de gens :
Laisse là tes moutons, viens conduire des hommes;
Je te fais juge souverain. »
Voilà notre berger la balance à la main.
Quoiqu’il n’eût guère vu d’autres gens qu’un ermite,
Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c’est tout
Il avait du bon sens ; le reste vient ensuite.
Bref, il en vint fort bien à bout.
L’ermite son voisin accourut pour lui dire :
«Veillé-je)? et n’est-ce point un songe que je vois ?
Vous, favori ! vous, grand ! Défiez-vous des rois ;
Leur faveur est glissante : on s’y trompe ; et le pire
C’est qu’il en coûte cher : de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d’illustres malheurs.
Vous ne connaissez pas l’attrait qui vous engage :
Je vous parle en ami ; craignez tout. » L’autre rit,
Et notre ermite poursuivit :
« Voyez combien déjà la cour vous rend peu sage.
Je crois voir cet aveugle à qui, dans un voyage,
Un serpent engourdi de froid
Vint s’offrir sous la main : il le prit pour un fouet ;
Le sien s’était perdu, tombant de sa ceinture.
Il rendait grâce au Ciel de l’heureuse aventure,
Quand un passant cria:« Que tenez-vous, ô dieux !
« Jetez cet animal traître et pernicieux,
« Ce serpent! – C’est un fouet. – C’est un serpent, vous dis-je.
« A me tant tourmenter quel intérêt m’oblige ?
« Prétendez-vous garder ce trésor ? – Pourquoi non ?
« Mon fouet était usé ; j’en retrouve un fort bon :
« Vous n’en parlez que par envie. »
L’aveugle enfin ne le crut pas ;
Il en perdit bientôt la vie :
L’animal dégourdi piqua son homme au bras.
Quant à vous, j’ose vous prédire
Qu’il vous arrivera quelque chose de pire.
– Eh ! que me saurait-il arriver que la mort ?
– Mille dégoûts viendront, » dit le prophète ermite.
Il en vint en effet, l’ermite n’eut pas tort.
Mainte peste de cour fit tant, par maint ressorts,
Que la candeur du juge, ainsi que son mérite,
Furent suspects au prince. On cabale, on suscite
Accusateurs, et gens grevés par ses arrêts :
« De nos biens, dirent-ils, il s’est fait un palais.»
Le prince voulut voir ces richesses immenses.
Il ne trouva partout que médiocrité,
Louanges du désert et de la pauvreté :
C’étaient là ses magnificences.
« Son fait, dit-on, consiste en des pierres de prix :
Un grand coffre en est plein, fermé de dix serrures. »
Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris
Tous les machineurs d’impostures.
Le coffre étant ouvert, on y vit des lambeaux,
L’habit d’un gardeur de troupeaux,
Petit chapeau, jupon, panetière, houlette,
Et, je pense, aussi sa musette.
« Doux trésors, ce dit-il, chers gages, qui jamais
N’attirâtes sur vous l’envie et le mensonge,
Je vous reprends: sortons de ces riches palais
Comme l’on sortirait d’un songe !
Sire, pardonnez-moi cette exclamation.
J’avais prévu ma chute en montant sur le faîte.
Je m’y suis trop complu; mais qui n’a dans la tête
Un petit grain d’ambition ? »

Amour et Ambition: Nous lisons dans le livre d’Honoré d’Urfé « L’Astrée », un des ouvrages particulièrement prisés par La Fontaine : « l’amour et l’ambition qui sont si puissantes ». Gerzan les considèrent comme les deux plus puissants génies
du monde (« La conduite du Courtisan », 1646). D’autres, comme Gomberville parleront du « démon de l’ambition » (« Doctrine des mœurs », 1688).

Le conte est du bon temps…C’est la raison qui permet à la sagesse de finalement l’emporter. Selon l’auteur, son temps n’aurait pas permis une telle victoire (voir introduction). De plus, le berger représente, comme tous les bergers de la pastorale humaniste européenne, celui qui est doué de bien des vertus et spécialement d’une grande innocence face à la cour et à ses turpitudes. On considérait aussi que les plus grands rois de l’Antiquité avaient été bergers. On lit dans « L’Astrée » : « Ces grands roi […] ont été pasteurs, qui ont porté la houlette et le sceptre d’une même main ». L’abbé d’Aubignac parlera « des siècles innocents dans lesquels les rois portaient des houlettes au lieu de sceptres » (« Description de l’Etat incarnadin »). Et, plus en rapport avec notre fable : « Comme il y a un merveilleux rapport entre les rois et les bergers […] les mêmes préceptes […] pour la conduite des troupeaux pouvaient servir à la conduite des peuples » (Mlle de Scudéry, « Le grand Cyrus »).

En bon corps : en pleine santé.

Par ces soins diligents: Cf « La chose allait à bien par son soin diligent » (« La Laitière et le pot au lait », Livre VII, fable 10).

Souverain : qui a les pleins pouvoirs, tout-puissant.

La balance est un des attributs de la Justice. Elle est représentée par deux plateaux suspendus à un fléau.

Ermite : personnage qui vit retiré du monde afin d’y prier et méditer. A ne pas confondre, malgré les similitudes, avec l’Hermite du Tarot qui serait un disciple d’Hermès.

Veillé-je? Est-ce que je dors ou suis-je bien éveillé ?

Froid: Lire « froué » car « oi » se prononçait « oué »

Dégourdi : qui sort de sa léthargie.

Ressorts : forces que l’on met en action.

Grevé : mis à l’amende.

Son fait : son bien (terme vieilli).

Panetière : panier dans lequel on met du pain.

Grain : très petite unité de masse, utilisée en pharmacie, et valant approximativement 0,05 g (ou 0,25 carat).