Les deux Chiens et l’Ane mort ( Livre VIII – Fable 25)

Une nouvelle histoire de chien, qui constitue un parfait contrepoint à la fable précédente (« L’Education », livre VIII, fable 24). Celle-ci trouve son inspiration chez Esope (« Les Chiens affamés ») mais aussi dans l’ imitation de cette dernière par Phèdre (Livre X, 20). Il est clair que cette fable constitue la suite de la précédente qui, elle, tendait à démontrer l’ importance primordiale de l’éducation (qui évite la dégénérescence) alors que « Les deux Chiens et l’Ane mort » met plutôt en garde contre les dangers d’un encyclopédisme des connaissances « Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire… ». Nous constatons ici encore l’attrait qu’exerçait Montaigne sur le fabuliste « … je voudrois aussi qu’on fût soigneux de luy choisir un conducteur qui eust plutost la teste bien faicte que bien pleine,… » (Montaigne, « Œuvres complètes », Textes établis par Albert Thibaudet et Maurice Rat ; introduction et notes de Maurice Rat, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, 1962, Livre 1, chapitre 26, p. 149).

  Les vertus devraient être soeurs,
Ainsi que les vices sont frères.
Dès que l’un de ceux-ci s’empare de nos coeurs,
Tous viennent à la file; il ne s’en manque guères.
J’entends de ceux qui, n’étant pas contraires,
Peuvent loger sous même toit.
A l’égard des vertus, rarement on les voit
Toutes en un sujet éminemment placées
Se tenir par la main sans être dispersées.
L’un est vaillant, mais prompt; l’autre est prudent, mais froid.
Parmi les animaux, le chien se pique  d’être
Soigneux, et fidèle à son maître;
Mais il est sot, il est gourmand:
Témoin ces deux mâtins qui, dans l’éloignement,
Virent un âne mort qui flottait sur les ondes.
Le vent de plus en plus l’éloignait de nos chiens.
« Ami, dit l’un, tes yeux sont meilleurs que les miens:
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes;
J’y crois voir quelque chose. Est-ce un boeuf, un cheval?
–            Eh! qu’importe quel animal?
Dit l’un de ces mâtins; voilà toujours curée.
Le point est de l’avoir; car le trajet est grand;
Et de plus, il nous faut nager contre le vent.
Buvons toute cette eau; notre gorge altérée
En viendra bien à bout: ce corps demeurera
Bientôt à sec, et ce sera
Provision pour la semaine.»
Voilà mes chiens à boire: ils perdirent l’haleine,
Et puis la vie; ils firent tant
Qu’on les vit crever à l’instant.
L’homme est ainsi bâti: quand un sujet l’enflamme,
L’impossibilité disparaît à son âme.
Combien fait-il de voeux, combien perd-il de pas,
S’outrant  pour acquérir des biens ou de la gloire!
« Si j’arrondissais mes Etats!
Si je pouvais remplir mes coffres de ducats !
Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire!»Tout cela, c’est la mer à boire;
Mais rien à l’homme ne suffit.
Pour fournir aux projets que forme un seul esprit,
Il faudrait quatre corps; encor, loin d’y suffire,
A mi-chemin je crois que tous demeureraient:
Quatre Mathusalems bout à bout ne pourraient
Mettre à fin ce qu’un seul désire.

)Guères:  « s » adverbial.

Se pique: se vante, se flatte.

Dans l’éloignement: Au loin.

Le point: L’important.

S’outrant: Exagérant ; jeu de mots avec « outre ».

Ducats: Ancienne monnaie d’or (le terme provient de l’italien « ducato » signifiant « à l’effigie des ducs»; elle était frappée soit par les ducs soit par les doges de Venise.

C’est la mer à boire: Expression proverbiale et, ici, son application tout à fait concrète.

Mathusalem est un personnage de la Bible qui, selon la Genèse, aurait vécu 969 ans.

Mettre à fin: Mener à bonne fin.