Ne vous pressez donc nullement :
Ce n’était pas un sot, non, non, et croyez-m’en,
Que le chien de Jean de Nivelle.
Un citoyen du Mans, chapon de son métier,
Etait sommé de comparaître
Par devant les lares du maître
Au pied d’un tribunal que nous nommons foyer.
Tous les gens lui criaient, pour déguiser la chose,
« Petit, petit, petit !» mais, loin de s’y fier,
Le Normand et demi laissait les gens crier.
« Serviteur, disait-il ; votre appât est grossier :
On ne m’y tient pas, et pour cause.»
Cependant un faucon sur sa perche voyait
Notre Manceau qui s’enfuyait :
Les chapons ont en nous fort peu de confiance,
Soit instinct, soit expérience.
Celui-ci, qui ne fut qu’avec peine attrapé,
Devait, le lendemain, être d’un grand soupé,
Fort à l’aise en un plat, honneur dont la volaille
Se serait passée aisément.
L’oiseau chasseur lui dit : « Ton peu d’entendement
Me rend tout étonné. Vous n’êtes que racaille,
Gens grossiers, sans esprit, à qui l’on n’apprend rien.
Pour moi, je sais chasser, et revenir au maître.
Le vois-tu pas à la fenêtre ?
Il t’attend : es-tu sourd ? Je n’entends que trop bien,
Repartit le chapon ; mais que me veut-il dire ?
Et ce beau cuisinier armé d’un grand couteau ?
Reviendrais-tu pour cet appeau ?
Laisse-moi fuir, cesse de rire
De l’indocilité qui me fait envoler
Lorsque d’un ton si doux on s’en vient m’appeler.
Si tu voyais mettre à la broche
Tous les jours autant de faucons
Que j’y vois mettre de chapons,
Tu ne me ferais pas un semblable reproche.»
Nivelles est une charmante petite cité du Brabant wallon, en Belgique. L’expression exacte est « C’est le chien de Jean de Nivelles (ou Nivelle) qui s’enfuit quand on l’appelle ». En fait il s’agirait de la déformation de l’expression « C’est ce chien de Jean de Nivelle qui s’enfuit quand on l’appelle », allusion à la fuite du dit Jean qui, malgré la demande de son père refusa de marcher contre le duc de Bourgogne.
Chapon : coq châtré que l’on engraisse ; ceux du Mans étaient particulièrement renommés.
Lares : chez les Romains, dieux du foyer.
Le Normand et demi: Le proverbe dit « Un Manceau vaut un Normand et demi ». (« La Fontaine – Œuvres complètes, tome I » ; préface par E. Pilon ; édition établie et annotée par R. Groos et J. Schiffrin ; NRF Gallimard ; bibliothèque de la Pléiade ; 1954, p. 751). Or, les Normands passaient pour particulièrement méfiants.
Manceau : habitant du Mans (et aussi de sa région).
Le vois-tu pas : ne le vois-tu pas.