L’ Ours et l’Amateur des jardins ( Livre VIII – Fable 10)

Pilpay (nous avons rencontré ce sage légendaire des récits indiens, auteur des « Cinq Livres » dans le Livre VII, fable 15 « Le Chat, la Belette et le petit Lapin »). C’est lui qui a influencé La Fontaine en ce qui concerne la présente pièce. Comme le note Marie-France Azéma,  cette fable forme, avec la suivante [« Les deux Amis »] un diptyque sur le thème de l’amitié (La Fontaine – Fables ; Edition préfacée et commentée par Pierre Clarac – notes de Marie-France Azéma ; éditions ‘Le Livre de Poche’, n° 1198, 1996, p. 308). Nous savons évidemment combien l’amitié apparaissait aux yeux du fabuliste comme une vertu essentielle. La Fontaine était très fidèle en amitié, ce qui n’était pas, à l’évidence, le cas en amour.
Certain ours montagnard, ours à demi léché,
Confiné par le Sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon vivait seul et caché.
Il fût devenu fou: la raison d’ordinaire
N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés.
Il est bon de parler, et meilleur de se taire;
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.
Nul animal n’avait affaire
Dans les lieux que l’ours habitait:
Si bien que, tout ours qu’il était,
Il vint à s’ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu’il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là certain vieillard
S’ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était prêtre de Flore,
Il l’était de Pomone encore.
Ces deux emplois sont beaux; mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami:
Les jardins parlent peu, si ce n’est dans mon livre:
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets, notre homme, un beau matin,
Va chercher compagnie et se met en campagne.
L’ours, porté d’un même dessein,
Venait de quitter sa montagne.
Tous deux, par un cas surprenant,
Se rencontrent en un tournant.
L’homme eut peur: mais comment esquiver? et que faire?
Se tirer en Gascon d’une semblable affaire
Est le mieux: il sut donc dissimuler sa peur.
L’ours très mauvais complimenteur,
Lui dit:« Viens-t’en me voir.» L’autre reprit:« Seigneur,
Vous voyez mon logis; si vous me vouliez faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,
J’ai des fruits, j’ai du lait: ce n’est peut-être pas
De Nosseigneurs les ours le manger ordinaire;
Mais j’offre ce que j’ai.» L’ours accepte; et d’aller.
Les voilà bons amis avant que d’arriver;
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble:
Et bien qu’on soit, à ce qu’il semble,
Beaucoup mieux seul qu’avec des sots,
Comme l’ours en un jour ne disait pas deux mots,
L’homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L’ours allait à la chasse, apportait du gibier;
Faisait son principal métier
D’être un bon émoucheur, écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Un Jour que le vieillard dormait d’un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l’ours au désespoir; il eut beau la chasser.
«Je t’attraperai bien, dit-il, et voici comme.»
Aussitôt fait que dit: le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche;
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur,
Raide mort étendu sur la place il le couche.Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami;
Mieux vaudrait un sage ennemi.

A demi-lêché: On croyait que les ourseS, en léchant leurs petits, continuaient à les façonner. D’où l’expression « ours mal léché » appliquée à un rustre ou à un personnage aux manières mal dégrossies.

C’est Bellérophon, ce héros mythologique grec, qui, monté sur le cheval volant Pégase, tua la Chimère. Il était affecté d’un état mélancolique qui le poussait à éviter la société et à vivre dans la solitude.

Flore est la déesse des fleurs.

Pomone est lLa déesse des fruits.

Les Gascons passaient pour fanfarons et beaux parleurs.

Emoucheur: Chasseur de mouches. Le mot « émoucheur » a été créé par La Fontaine sur le verbe émoucher. On trouve dans « Pantagruel, XV » un renard émoucheteur.

Avec roideur: Avec rudesse.