Démocrite et les Abdéritains ( Livre VIII – Fable 26)

Pour cette fable, La Fontaine a puisé son inspiration dans une série de vingt-trois « Lettres » (Littré a démontré qu’elles sont apocryphes) du philosophe grec Démocrite (Abdère vers 460 – vers 370 av. J.-C.) et du médecin Hippocrate (Île de Cos vers 460 – Larissa, Thessalie, vers 377 av. J.-C.). Dans une de ces lettres, les notables de la ville d’Abdère – cité réputée depuis toujours pour la stupidité de ses habitants – écrivent à l’ auteur du « Serment » pour lui demander de venir soigner le vieux philosophe qu’ils tiennent pour fou.

Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire !
Qu’il me semble profane, injuste et téméraire,
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu’il voit en autrui !
Le maître d’Epicure en fit l’apprentissage.
Son pays le crut fou : petits esprits ! Mais quoi ?
Aucun n’est prophète chez soi.
Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage.
L’erreur alla si loin qu’Abdère députa
Vers Hippocrate et l’invita,
Par lettre et par ambassade,
A venir rétablir la raison du malade :
« Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant,
Perd l’esprit : la lecture a gâté  Démocrite ;
Nous l’estimerions plus s’il était ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
Peut-être même ils sont remplis
De Démocrites infinis.
Non content de ce songe, il y joint les atomes,
Enfants d’un cerveau creux, invisibles fantômes ;
Et, mesurant les cieux sans bouger d’ici bas,
Il connaît l’univers, et ne se connaît pas.
Un temps fut qu’il savait accorder les débats
Maintenant il parle à lui-même.
Venez, divin mortel ; sa folie est extrême.»
Hippocrate n’eut pas trop de foi pour ces gens ;
Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres dans la vie
Le Sort cause ! Hippocrate arriva dans le temps
Que celui qu’on disait n’avoir raison ni sens
Cherchait dans l’homme et dans la bête
Quel siège a la raison, soit le coeur, soit la tête.
Sous un ombrage épais, assis près d’un ruisseau,
Les labyrinthes d’un cerveau
L’occupaient. Il avait à ses pieds maint volume,
Et ne vit presque pas son ami s’avancer,
Attaché selon sa coutume.
Leur compliment fut court, ainsi qu’on peut penser :
Le sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l’homme et sur l’esprit,
Ils tombèrent sur la morale.
Il n’est besoin que j’étale
Tout ce que l’un et l’autre dit.Le récit précédent suffit
Pour montrer que le peuple est juge récusable.
En quel sens est donc véritable
Ce que j’ai lu dans certain lieu,
Que sa voix est la voix de Dieu ?

Du vulgaire: Le peuple. En fait, La Fontaine ne hait pas autant le vulgaire que ses préjugés, ses « pensers »..

Profane: « Je hais le profane vulgaire et je le tiens éloigné de moi. » (Horace, « Odes », III, 1).

Téméraire: Irréfléchi.

Démocrite fut le maître du philosophe grec (Samos ou Athènes 341 – Athènes 270 av. J.-C.) fondateur de l’école le Jardin et surtout de l ‘épicurisme.

Chez soi: Voir « L’Homme qui court après la Fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit » (Livre VII, fable 12 « Vous savez que nul n’est prophète / En son pays… »). La sentence initiale est à rechercher dans l’évangile selon Luc « En vérité, je vous le dis aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie » (« La Bible de Jérusalem », Luc, chapitre IV, verset 24).

Députa:  Envoya.

Gâté: Atteint de gâtisme ; qui radote.

Il y joint les atomes: Démocrite est le père de la théorie des atomes ; c’est d’ailleurs lui qui en inventa le nom.

Les labyrinthes:Les circonvolutions.

Attaché: Absorbé.

La morale est, en philosophie, la théorie du bien et du mal ses normes fixent les fins de l’action humaine.

Juge récusable: On peut ne pas admettre ses jugements.

Sa voix est la voix de Dieu; L’expression proverbiale est « Vox populi, vox Dei » c’est-à-dire « La voix du peuple est celle de Dieu ». Nous trouvons aussi dans l’ « Astrée » (un roman pastoral d’Honoré d’Urfé particulièrement prisé par La Fontaine) « N’est-il pas vrai que la voix du peuple, c’est la voix de Dieu ? » (4e partie, VI, t. IV), ou encore « Le plus souvent, la voix du peuple est la voix des dieux. » (5e partie, t. V). Chamfort a cru voir dans cette expression, dont l’origine est en fait