Le Vieillard et l’Ane ( Livre VI – Fable 8)

Fable inspirée de Phèdre (I, XV), composée dans le contexte difficile des successions à la tête de l’empire romain.

Un vieillard sur son âne aperçut en passant
Un pré plein d’herbe et fleurissant :
Il y lâche sa bête, et le grison  se rue
Au travers de l’herbe menue,
Se vautrant, grattant, et frottant,
Gambadant, chantant, et broutant,
Et faisant mainte  place nette.
L’ennemi vient sur l’entrefaite.
«Fuyons, dit alors le vieillard.
– Pourquoi? répondit le paillard :
Me fera-t-on porter double bât, double charge?
Non pas, dit le vieillard, qui prit d’abord le large.
– Et que m’importe donc, dit l’âne, à qui je sois?
Sauvez-vous, et me laissez paître.
Notre ennemi, c’est notre maître :
Je vous le dis en bon françois

Le grison: Surnom fréquemment donné à l’âne, en rapport avec la couleur de certains d’entre eux.

Mainte: beaucoup de.

Paillard: péjoratif qui couche dans la paille ou, plus généralement, qui emprunte les manières, le langage de ceux qui couchent dans la paille.

Notre ennemi, c’est notre maître: Et pourtant, La Fontaine a écrit « On ne peut trop louer trois sortes de personnes / Les Dieux, sa maîtresse et son Roi » (« Simonide préservé par les dieux », Livre premier, fable XIV).

En bon françois: Pour l’anecdote, je note que André Siegfried voit dans ces deux derniers vers le modèle du slogan « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » (dans « La Fontaine, Machiavel français Comme le remarquent René Gros et Jacques Schiffrin, l’âne ne dit guère plus que le loup dans « Le Loup et le Chien » (Livre premier, fable V) (La Fontaine – Œuvres complètes, tome I, annoté par René Gros et Jacques Schiffrin – NRF, Bibliothèque de la Pléiade – 1954 – p. 715). »). On a donc plutôt tendance aujourd’hui à ne retenir que la leçon générale de la fable et non son éventuel côté politique ou social.