La Vieille et les deux Servantes ( Livre V – Fable 6)

Une nouvelle fois, c’est Esope qui a inspiré La Fontaine avec sa fable « La Femme et les Servantes »). La pièce que vous allez lire est écrite en couleurs. On a pu dire que La Fontaine a employé ici des coloris dignes de Téniers ou de Van Ostade (« La Fontaine – Œuvres complètes, tome I ; Fables, contes et nouvelles » édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet ; NRF Gallimard ; Bibliothèque de La Pléiade ; 1991, p. 1133) et qu ’il a ainsi réalisé un véritable tableau. Ce poème a été unanimement loué, spécialement par Taine ou Chamfort.
Il était une vieille ayant deux chambrières.
Elles filaient si bien que les soeurs filandières
Ne faisaient que brouiller au prix de celles-ci.
La vieille n’avait point de plus pressant souci
Que de distribuer aux servantes leur tâche.
Dès que Téthys chassait Phébus aux crins dorés,
Tourets entraient en jeu, fuseaux étaient tirés ;
Deçà, delà, vous en aurez :
Point de cesse, point de relâche.
Dès que l’aurore, dis-je, en son char remontait,
Un misérable coq à point nommé chantait;
Aussitôt notre vieille, encor plus misérable,
S’affublait d’un jupon crasseux et détestable,
Allumait une lampe, et courait droit au lit
Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
Dormaient les deux pauvres servantes.
L’une entrouvrait un oeil, l’autre étendait un bras;
Et toutes deux, très malcontentes,
Disaient entre leurs dents : « Maudit coq, tu mourras. »
Comme elles l’avaient dit, la bête fut grippée;
Le réveille-matin eut la gorge coupée .
Ce meurtre n’amenda nullement leur marché.
Notre couple, au contraire, à peine était couché,
Que la vieille, craignant de laisser passer l’heure,
Courait comme un lutin par toute sa demeure.
C’est ainsi que, le plus souvent,
Quand on pense sortir d’une mauvaise affaire,
On s’enfonce encor plus avant :
Témoin ce couple et son salaire.
La vieille, au lieu du coq, les fit tomber par là
De Charybde en Scylla.

Les soeurs filandières: La Fontaine parle souvent des Parques dans ses fables. Ce sont trois divinités latines (Nona, Decima et Morta) que l’on peut assimiler aux Moires grecques Clotho, Lachésis et Atropos. Elles président à la naissance, à la vie et à la mort des humains en tissant un fil (d’où le nom de sœurs filandières), le fil de la vie, qu’une d’elles coupe en fin d’existence. Elles étaient représentées sur le Forum par trois statues appelées les ‘Tria Fata’, c’est-à-dire les trois Destinées.

Au prix: En comparaison.

Téthys: Déesse de la mer (et non pas la mère d’Achille qui porte le même nom). Chaque matin, elle lâche la barrière aux chevaux du Soleil.

Phébus: Le soleil.

Crins dorés: chevelure, rayons dorés.

Tourets: Les dévidoirs (et non pas « rouets » cf. la gravure de Chaveau représentant une quenouille (fuseaux) et un dévidoir.

Vous en aurez: Vous en aurez autant que vous en voudrez. Cf. la lettre de Voiture à Mlle de Rambouillet (Lettre CIII) « Et soupir deçà ; et soupir delà ; et vous en aurez. »

En son char remontait: Classiquement parlant, le soleil circulait en char.

Grippée: Agrippée, saisie.

Un lutin: Petit génie malicieux (mais à l’époque de La Fontaine, il s’agissait d’ un personnage inquiétant), habituellement sautillant. L’expression « ne dormir non plus qu’un lutin » était proverbiale.

Tomber de Charybde en Scylla: Deux écueils situés entre l’Italie et la Sicile. Charybde était un tourbillon redouté du détroit de Messine. Scylla, situé dans le même détroit, était un dangereux récif. Celui qui évitait Charybde tombait immanquablement sur Scylla. De là l’expression ‘tomber de Charybde en Scylla ’, signifiant tomber d’un danger dans un autre pire encore.

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