L’Oeil du Maître (Livre IV – Fable 21)

Comme le dit le vers 37, l’invention vient de Phèdre (« Le Cerf et les Bœufs ») que La Fontaine imite bien, tant au point de vue du fond que de l’ élégance du texte. « L’œil du maître est le plus clairvoyant », tel est le sous-titre que de Sacy fera imprimer sous le texte de Phèdre.
Cette fable se trouvait initialement (1668) être la dix-neuvième du Livre III. Ce n’est que plus tard qu’elle apparaîtra en fin de Livre IV. C’est une des préférées de Sébastien Chamfort qui écrira « Cette fable est un petit chef-d’œuvre. L’intention morale en est excellente, et les plus petites circonstances s’y rapportent avec une adresse ou un bonheur infini. » («Les trois Fabulistes,… », III, 239).
Un cerf, s’étant sauvé dans une étable à boeufs,
Fut d’abord averti par eux:
Qu’il cherchât un meilleur asile.
« Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas:
Je vous enseignerai les pâtis les plus gras;
Ce service vous peut quelque jour être utile,
Et vous n’en aurez point regret. »
Les boeufs, à toutes fins, promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage
Comme l’on faisait tous les jours:
L’on va, l’on vient, les valets font cent tours,
L’intendant même; et pas un, d’aventure,
N’aperçut ni corps, ni ramures,
Ni cerf enfin. L’habitant des forêts
Rend déjà grâce  aux boeufs, attend dans cette étable
Que chacun retournant au travail de Cérès,
Il trouve pour sortir un moment favorable.
L’un des boeufs ruminant lui dit:« Cela va bien;
Mais quoi? l’homme aux cent yeux n’a pas fait sa revue.
Je crains fort pour toi sa venue;
Jusque-là, pauvre cerf, ne te vante de rien.»
Là-dessus le maître entre et vient faire sa ronde.
« Qu’est ceci? dit-il à son monde.
Je trouve bien peu d’herbe en tous ces râteliers;
Cette litière est vieille: allez vite aux greniers;
Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d’ôter toutes ces araignées?
Ne saurait-on ranger ces jougs et ces colliers?»
En regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu’il voyait d’ordinaire en ce lieu.
Le cerf est reconnu: chacun prend un épieu;
Chacun donne un coup à la bête.
Ses larmes ne sauraient la sauver du trépas.
On l’emporte, on la sale, on en fait maint repas,
Dont maint voisin s’éjouit d’être.Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment:
Il n’est, pour voir, que l’oeil du maître.
Quant à moi, j’y mettrais encor l’oeil de l’amant.

Ne me décelez pas: Ne me découvrez pas.

Pâtis: Pâturages.

A toutes fins: A toutes fins utiles, par précaution.

D’aventure: Par hasard.

Le travail de Cérès: Le travail de la terre. Cérès était, chez les Romains, la déesse des moissons.

L’homme aux cent yeux: Rappel d’Argus, ce monstre de la mythologie grecque, prince d’Argos, qui voyait tout grâce à ses cent yeux dont cinquante se reposaient pendant que les autres étaient sur leurs gardes. Il devait veiller sur Io. Il fut tué par Héra et Hermès et ses yeux furent répandus sur la queue d’un paon. Phèdre en parle en disant « Celui qui a cent yeux ».

Un épieu: Bâton garni de fer et servant à chasser.

Ses larmes: Le cerf passait pour pleurer en mourant ou quand il avait peur. Il faut dire que le cerf a sous les yeux des larmiers dont les sécrétions sont particulièrement épaisses. Voir aussi « Le Cerf et la Vigne » (Livre V, fable 15, vers 11, 12) « La meute en fait curée il lui fut inutile / De pleurer aux veneurs à sa mort arrivés .»

S’éjouit: Se réjouit, manifeste sa joie.

Il n’est, pour voir... Expression passée en proverbe.

Quant à moi…: La Fontaine écrira encore « De quelque qualité qu’un objet soit pourvu, / L’amant y voit toujours ou plus ou moins qu’un autre. » (« Daphnis », acte I, scène 5).