La Mouche et la Fourmi (Livre IV – Fable 3)

Cette fable n’est pas sans nous rappeler « La Cigale et la Fourmi » . Plusieurs fois jusqu’à présent La Fontaine s’est inspiré de Phèdre ou de Guillaume Haudent (voir par exemple « Les Voleurs et l’Ane » . C’est encore le cas ici (pour Phèdre, lire la fable IV, 21, dont la morale est « La vraie gloire obscurcit la fausse » et pour Haudent « D’une Mouche et d’une Fourmi »). Ajoutons, pour être plus complet, la version en prose de J. Baudouin dont La Fontaine a certainement eu connaissance. Nous pouvons aussi rapprocher la pensée du texte de celle de saint François de Sales qui comparait « les hommes attachés au monde à des mouches qui passent leur temps à importuner les créatures » (lettre du 22 mars 1611). La Fontaine fera allusion à cette fable dans « Le Bûcheron et Mercure » (vers 23-26 « J’oppose quelquefois […] / […] / La Mouche à la Fourmi, […])».

La mouche et la fourmi contestaient de leur prix.
«O Jupiter, dit la première,
Faut-il que l’amour-propre aveugle les esprits
D’une si terrible manière,
Qu’un vil et rampant animal
A la fille de l’air ose se dire égal?
Je hante les palais, je m’assieds à ta table:
Si l’on t’immole un boeuf, j’en goûte devant toi.;
Pendant que celle-ci, chétive et misérable,
Vit trois jours d’un fétu qu’elle a traîné chez soi.
Mais ma mignonne, dites-moi,
Vous campez-vous jamais sur la tête d’un roi,
D’un empereur ou d’une belle?
Je rehausse d’un teint la blancheur naturelle;
Et la dernière main que met à sa beauté
Une femme allant en conquête,
C’est un ajustement des mouches emprunté.
Puis allez-moi rompre la tête
De vos greniers! – Avez-vous dit?
Lui répliqua la ménagère.
Vous hantez les palais; mais on vous y maudit
Et quant à goûter la première
De ce qu’on sert devant les dieux,
Croyez-vous qu’il en vaille mieux?
Si vous entrez partout, aussi font les profanes.
Sur la tête des rois et sur celle de ânes
Vous allez vous planter, je n’en disconviens pas;
Et je sais que d’un prompt trépas
Cette importunité bien souvent est punie.
Certain ajustement, dites-vous, rend jolie.
J’en conviens, il est noir ainsi que vous et moi.
Je veux qu’il ait nom mouche: est-ce un sujet pourquoi
Vous fassiez sonner vos mérites?
Nomme-t-on pas aussi mouche les parasites?
Cessez donc de tenir un langage si vain:
N’ayez plus ces hautes pensées.
Les mouches de cour sont chassées;
Les mouchards  sont pendus, et vous mourrez de faim,
De froid, de langueur, de misère,
Quand Phébus régnera sur un autre hémisphère.
Alors je jouirai du fruit de mes travaux:
Je n’irai, par monts ni par vaux,
M’exposer au vent, à la pluie;
Je vivrai sans mélancolie:
Le soin que j’aurai pris de soin m’exemptera.
Je vous enseignerai par là
Ce que c’est qu’une fausse ou véritable gloire.
Adieu: je perds le temps; laissez-moi travailler;
Ni mon grenier, ni mon armoire,
Ne se remplit à babiller. »

Contestaient: Se disputaient.

Leur prix: Leur valeur.

L‘amour-propre est le sentiment que l’on a de sa propre valeur. Le terme était fréquent dans la littérature moralisante de l’époque (voir, par exemple l’emploi qu’en font Pascal ou La Rochefoucauld.)

Je m’assieds à ta table: La Fontaine parle des autels sur lesquels les Anciens sacrifiaient des fruits et des animaux et qui, la chaleur aidant, devaient attirer plus d’une mouche.

Un teint: Les belles de l’époque collaient sur leur visage une petite pièce ronde de taffetas ou de velours qui rehaussait la blancheur de leur visage. Cette pièce s’appelait une mouche, d’où le jeu sur le sens.

Ajustement: Artifice.

Avez-vous dit?: Avez-vous fini de parler ? Avez-vous tout dit ?

Je veux: Je veux bien, j’admets.

Les mouches de cour: Les espions de cour, espèce courante à Versailles.

Les mouchards: Une autre variété d’espions, les indicateurs de la police. Le terme de « mouche » était aussi employé dans le même sens.

Phébus: Le soleil.

Le soin: Le souci.

Remplit: Le verbe pouvait s’accorder avec le sujet le plus proche mais uniquement dans une phrase négative.