Nous ne ferions rien avec grâce:
Jamais un lourdaud, quoi qu’il fasse,
Ne saurait passer pour galant.
Peu de gens, que le ciel chérit et gratifie,
Ont le don d’agréer infus avec la vie.
C’est un point qu’il leur faut laisser,
Et ne pas ressembler à l’âne de la fable,
Qui, pour se rendre plus aimable
Et plus cher à son maître, alla le caresser.
«Comment? disait-il en son âme,
Ce chien, parce qu’il est mignon,
Vivra de pair à compagnon
Avec Monsieur, avec madame;
Et j’aurai des coups de bâton?
Que fait-il? Il donne la patte;
Puis aussitôt il est baisé:
S’il en faut faire autant afin que l’on me flatte,
Cela n’est pas bien malaisé.»
Dans cette admirable pensée,
Voyant son maître en joie, il s’en vient lourdement,
Lève une corne toute usée,
La lui porte au menton fort amoureusement,
Non sans accompagner, pour plus grand ornement,
De son chant gracieux cette action hardie.
« Oh! oh! quelle caresse! et quelle mélodie!
Dit le maître aussitôt. Holà, Martin-bâton!»
Martin-bâton accourt: l’âne change de ton.
Ainsi finit la comédie.
Ne forçons point notre talent: Mlle de Scudéry écrira dans « Le grand Cyrus » (Genève, Slartkine, 1972, t. IX, p. 572 « […] ce que je veux principalement, est que chacun connaisse son talent, et s’en contente […]. » (cité dans « La Fontaine – Œuvres complètes, tome I ; Fables, contes et nouvelles » édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet ; NRF Gallimard ; Bibliothèque de La Pléiade ; 1991, p. 1114).
Gratifie: Récompense.
Le don d’agréer infus: Le don de plaire naturellement.
Baisé: Embrassé.
Martin Bâton: Nous pouvons noter l’habitude de l’époque de donner des noms propres à des objets familiers, ici au bâton. Voir la « Farce de Martin-Bâton qui rabat le caquet des femmes », une comédie du Moyen Age. Voir aussi Rabelais, « Le Tiers Livre » « Au rebours (respondit Panurge), c’est de moy qu’il pronosticque et dict que je la batteray en tigre si elle me fasche. Martin baston en fera l’office. » Le nom de Martin-Bâton est probablement fort utilisé dès cette époque. Nous retrouverons le nom de Martin dans la fable « L’Ane vêtu de la peau du Lion » (Livre V, fable 21, vers 7 et 9).