Les Grenouilles qui demandent un Roi ( Livre III – Fable 4)

C’est chez Esope (« Les Grenouilles qui demandent un roi ») puis chez Phèdre que La Fontaine a pris texte pour écrire cette fable. Mais Marc Fumaroli fait remarquer (« La Fontaine – Fables » ; Le Livre de Poche ; Classiques modernes ; La Pochothèque ; édition de Marc Fumaroli ; 1997, p. 838) que le fabuliste a été spécialement inspiré par un texte de la Bible (Premier Livre de Samuel, 8, 1-19) dans lequel Samuel, devenu vieux, fut approché par les sages d’Israël afin qu’il leur donne un roi « Eh bien ! établis-nous un roi pour qu’il nous juge, comme toutes les nations » (verset 5), puis, au verset 6 « Donne-nous un roi pour qu’il nous juge. » (extrait de « La Bible de Jérusalem », édition de poche, Desclée de Brouwer, 1975, p. 353). C ’est le début du règne des rois d’Israël dont les plus connus seront Saül, David et Salomon. Cyrano de Bergerac racontera lui aussi une histoire semblable à celle de La Fontaine mais les grenouilles sont dans ce conte des petits oiseaux et la grue est un aigle qui les dévore (dans « Lettre contre les frondeurs »). Le titre de cette fable est légèrement différent dans les manuscrits de Conrart « Les Grenouilles demandant un roi ».
            Les grenouilles se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique:
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse, 
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu’elles croyaient être un géant nouveau.
Or c’était un soliveau
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s’aventurant,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant;
Une autre la suivit, une autre en fit autant:
Il en vint une fourmilière;
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu’à sauter sur l’épaule du roi.
Le bon sire le souffre et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue:
«Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue.»
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir;
Et grenouilles de se plaindre.
Et Jupin de leur dire:« Eh quoi? votre désir
A ses lois croit-il nous astreindre?
Vous avez dû premièrement
Garder votre gouvernement;
Mais, ne l’ayant pas fait, il vous devait suffire
Que votre premier roi fut débonnaire et doux
De celui-ci contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire.»

Jupin: Surnom burlesque de Jupiter. On le retrouve souvent chez La Fontaine.Gent: Terme péjoratif pour race ou espèce. Nous avons déjà retrouvé ce terme à plusieurs reprises.

Soliveau: Pièce de bois posée sur les poutres de la charpente. Remarquez le « s » majuscule qui convient – ironie – à un souverain.

Sur l’épaule du roi: Variante des manuscrit de Conrart « dessus le dos du roi ».

Coi: Signifie ici « muet ».

La cervelle rompue: A mettre en relation avec « L’Ane et ses Maîtres » (Livre VI, fable 11, vers 29-30) « Qu’à chacun Jupiter accorde sa requête, / Nous lui romprons encore la tête ».

Vous avez dû: Vous auriez dû. Variante dans les ms de Conrart « Vous deviez tout premièrement ».

Il vous devait suffire:  Il aurait dû vous suffire.