La Goutte et l’Araignée (Livre III – Fable 8)

La Fontaine s’est inspiré d’un « conte de vieille » trouvé dans une lettre de Pétrarque à Jean Colonna et qui a été reprise à maintes reprises par de nombreux auteurs en qualité de conte facétieux. Cependant, le fabuliste a laissé tomber de nombreux détails inutiles, créant ainsi une fable originale.
Quand l’enfer eut produit la goutte et l’araignée, 
«Mes filles, leur dit-il, vous pouvez vous vanter
D’être pour l’humaine lignée
Egalement à redouter.
Or, avisons aux lieux qu’il vous faut habiter.
Voyez-vous ces cases étrètes, 
Et ces palais si grands, si beaux, si bien dorés?
Je me suis proposé d’en faire vos retraites.
Tenez donc, voici deux bûchettes;
Accommodez-vous ou tirez.
-Il n’est rien, dit l’aragne, aux cases qui me plaise.»
L’autre, tout au rebours, voyant les palais pleins
De ces gens nommés médecins,
Ne crut pas y pouvoir demeurer à son aise.
Elle prend l’autre lot, y plante le piquet,
S’étend à son plaisir sur l’orteil d’un pauvre homme,
Disant:« Je ne crois pas qu’en ce poste je chôme,
Ni que d’en déloger et faire mon paquet
Jamais Hippocrate me somme.» 
L’aragne cependant se campe en un lambris,
Comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie,
Travaille à demeurer; voilà sa toile ourdie,
Voilà des moucherons de pris.
Une servante vient balayer tout l’ouvrage.
Autre toile tissue, autre coup de balai.
Le pauvre bestion tous les jours déménage. 
Enfin, après un vain essai,
Il va trouver la goutte. Elle était en campagne,
Plus malheureuse mille fois
Que la plus malheureuse aragne.
Son hôte la menait tantôt fendre du bois,
Tantôt fouirhouer: goutte bien tracassée 
Est, dit-on, à demi pansée.
«Oh! je ne saurais plus, dit-elle, y résister.
Changeons, ma soeur l’aragne.» Et l’autre d’écouter:
Elle la prend au mot, se glisse en la cabane:
Point de coup de balai qui l’oblige à changer.
La goutte d’autre part, va tout droit se loger
Chez un prélat qu’elle condamne
A jamais du lit ne bouger.
Cataplasmes, Dieu sait! Les gens n’ont point de honte
De faire aller le mal toujours de pis en pis.
L’une et l’autre trouva de la sorte son compte,
Et fit très sagement de changer de logis.

La goutte est une affection produite par un excès d’acide urique dans les articulations. Elle passait pour être fréquente chez les personnes portées sur la bonne chère et la boisson.

Cases: petites maisons, cabanes ; étrètes ancienne graphie pour étroites », graphie conservée pour la rime.

Les bûchettes représentent ici les petits morceaux de bois destinés à tirer à la courte paille. Les expressions « tirer à la bûchette » et « tirer à la courte paille » étaient équivalentes à l’époque.

Accomodez-vous ou tirez: Arrangez-vous où tirez au sort.

Aragne: ancien nom de l’araignée.

Plante le piquet:  Elle s’établit, s’installe.

Chôme: Graphie conforme à l’orthographe de l’époque et conservée pour la rime.

Hippocrate: Le plus célèbre médecin de l’Antiquité, connu aujourd’hui pour le serment qui porte son nom (430 – 377 avant J.-C). Représente ici la médecine en général.

A demeurer: sur place.

Bestion: Bestiole (vieilli déjà à l’époque).

Fouir: Bêcher.

Houer: Travailler avec une houe.

Prélât: Dignitaire ecclésiastique dont la fonction était – disait-on – si peu astreignante que l’on en a tiré « prélasser ».

Son compte: On ne distinguait pas à l’époque « conte » et « compte ». J’ai conservé la graphie d’origine pour la rime.