L’ Ane chargé d’éponges et l’Ane chargé de sel ( Livre II – Fable 10)

Plusieurs auteurs ont influencé La Fontaine pour ce qui concerne le thème de cette fable. Et tout d’abord Esope (« L’Ane chargé de sel»). Dans le texte du fabuliste grec, un seul âne porte successivement plusieurs charges. Faërne ensuite sera lu par La Fontaine («Centum fabulae », 1564), de même enfin que Vendizoti (« Cento favole morali », 1570). Mais le fabuliste de Château-Thierry se souviendra aussi évidemment de la lecture de Plutarque et de son « Quels animaux sont les plus avisés, ceux de la terre ou ceux de l’ eau ». Nous pouvons aussi penser que La Fontaine s’est rappelé Montaigne et son « Apologue de Raimond Sebon » (in « Essais », Livre II, chapitre 12).

Un ânier, son sceptre à la main,
Menait, en empereur romain,
Deux coursiers à longues oreilles.
L’un, d’éponges chargé, marchait comme un courrier;
Et l’autre, se faisant prier,
Portait, comme on dit, les bouteilles
Sa charge était de sel. Nos gaillards pèlerins
Par monts, par vaux et par chemins,
Au gué d’une rivière à la fin arrivèrent,
Et fort empêchés se trouvèrent.
L’ânier, qui tous les jours traversait ce gué là,
Sur l’âne à l’éponge monta,
Chassant devant lui l’autre bête,
Qui, voulant en faire à sa tête,
Dans un trou se précipita,
 Revint sur l’eau, puis échappa ;
Car au bout de quelques nagées,
Tout son sel se fondit si bien
Que le baudet ne sentit rien
Sur ses épaules soulagées.
Camarade épongier prit exemple sur lui,
Comme un mouton qui va dessus la foi d’autrui.
Voilà mon âne à l’eau; jusqu’au col il se plonge,
Lui, le conducteur, et l’éponge.
Tous trois burent d’autant l’ânier et le grison
Firent à l’éponge raison.
Celle-ci devint si pesante,
Et de tant d’eau s’emplit d’abord,
Que l’âne succombant ne put gagner le bord.
L’ânier l’embrassait, dans l’attente
D’une prompte et certaine mort.
Quelqu’un vint au secours qui ce fut, il n’importe;
C’est assez qu’on ait vu par là qu’il ne faut point
Agir chacun de même sorte.
J’en voulais venir à ce point.

Son sceptre à la main: Manière burlesque de comparer l’ânier à un petit roi.Marchait comme un courrier: Le plus rapidement possible, à la manière d’un courrier qui doit porter ses dépêches dans un laps de temps aussi court que possible.

Portait les bouteilles : marchait avec les précautions de celui qui porte un objet fragile.

Sur l’eau : à la surface de l’eau.

Echappa : se tira de se mauvais pas.

La nagée est un néologisme inventé par La Fontaine et qui ne sera plus employé après lui. Ce terme est construit comme brassée, enjambée,…

Epongier: Encore un néologisme de La Fontaine (comme besacier, par exemple).

Comme un mouton…:  L’allusion à Rabelais et aux fameux moutons de Panurge est claire (lire, pour le plaisir,  « Le Quart-Livre », chapitre 7 « Continuation du marché entre Panurge et Dindenault » et chapitre 8 – « Comment Panurge feist en mer noyer le marchant et les moutons »).

Col: Ancien mot pour « cou ».

D’autant : familier : beaucoup. Oserais-je risquer « jusqu’à plus soif » ?

Le grison: Mot courant chez La Fontaine pour dire l’âne.

L’embrassait: Le tenait dans ses bras.