L’ Aigle et l’Escarbot Livre II – Fable 8

La composition de cette pièce est redevable à Esope (« L’Aigle et le Scarabée »). La Fontaine a aussi puisé dans un texte d’Abstémius lequel présente un lapin vengeant la mort de ses petits en détruisant l’aire de l’ aigle assassin. Le fabuliste fera référence à cette fable dans « Esope le Phrygien » « Il vous arrivera la même chose qu’à l’aigle, laquelle, nonobstant les prières de l’escarbot, enleva un lièvre qui s’était réfugié chez lui ; la génération de l’aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter ».
Erasme fera plusieurs fois allusion à cette fable.

L’aigle donnait la chasse à maître Jean Lapin,
Qui droit à son terrier s’enfuyait au plus vite.
Le trou de l’escarbot se rencontre en chemin.
Je laisse à penser si ce gîte
Etait sûr ; mais où mieux ? Jean Lapin s’y blottit.
L’aigle fondant sur lui nonobstant cet asile,
L’escarbot intercède et dit :
« Princesse des oiseaux, il vous est fort facile
D’enlever malgré moi ce pauvre malheureux ;
Mais ne me faites pas cet affront, je vous prie ;
Et puisque Jean Lapin vous demande la vie,
Donnez-la-lui, de grâce, ou l’ôtez à tous deux :
C’est mon voisin, c’est mon compère. »
L’oiseau de Jupiter, sans répondre un seul mot,
Choque de l’aile l’escarbot,
L’étourdit, l’oblige à se taire,
Enlève Jean Lapin. L’escarbot indigné
Vole au nid de l’oiseau, fracasse en son absence,
Ses oeufs, ses tendres oeufs, sa plus douce espérance:
Pas un seul ne fut épargné.
L’aigle étant de retour et voyant ce ménage,
Remplit le ciel de cris, et, pour comble de rage,
Ne sait sur qui venger le tort qu’elle a souffert.
Elle gémit en vain, sa plainte au vent se perd.
Il fallut pour cet an vivre en mère affligée.
L’an suivant, elle mit son nid en lieu plus haut.
L’escarbot prend son temps, fait faire aux oeufs le saut.
La mort de Jean lapin derechef est vengée.
Ce second deuil fut tel, que l’écho de ces bois
N’en dormit de plus de six mois .
L’oiseau qui porte Ganymède
Du monarque des dieux enfin implore l’aide,
Dépose en son giron ses oeufs, et croit qu’en paix
Ils seront dans ce lieu, que pour ses intérêts
Jupiter se verra contraint de les défendre :
Hardi qui les irait là prendre.
Aussi ne les y prit-on pas.
Leur ennemi changea de note,
Sa la robe du dieu fit tomber une crotte ;
Le dieu la secouant jeta les oeufs à bas.
Quand l’aigle sut l’inadvertance,
Elle menaça Jupiter
D’abandonner sa cour, d’aller vivre au désert,
De quitter toute dépendance,
Avec mainte autre extravagance.
Le pauvre Jupiter se tut:
Devant son tribunal l’escarbot comparut,
Fit sa plainte, et conta l’affaire.
On fit entendre à l’aigle enfin qu’elle avait tort.
Mais les deux ennemis ne voulant point d’accord,
Le monarque des dieux s’avisa, pour bien faire,
De transporter le temps où l’aigle fait l’amour
En une autre saison, quand la race escarbote
Est en quartier d’hiver, et comme la marmotte,
Se cache et ne voit point le jour.

Même nom de Jean Lapin dans « Le Chat, la Belette et le petit Lapin » (Livre VII, fable 16).
Escarbot : genre de coléoptère du type scarabée. Ici encore, La Fontaine utilise sa liberté de poète : il est bien entendu impossible qu’un lapin pénètre dans le minuscule trou d’un scarabée.
En fait, le gîte est l’abri du lièvre, alors que le lapin vit dans un terrier.
Mais où mieux? Mais que trouver de mieux ?
Princesse des oiseaux: Le substantif « aigle » pouvait aussi bien être masculin que féminin (voir l’introduction).
L’ôtez : ôtez-lui la vie. Rappelons que, classiquement parlant, le pronom personnel d’un second verbe se met avant le premier. Nous avons déjà rencontré ce cas de figure entre autres dans le titre de « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf » (Livre I, fable 3) ou encore « on crut qu’il s’allait plaindre » dans « La Besace » (Livre I, fable 7, vers 14).
L’oiseau de Jupiter est l’aigle, considéré comme le roi des oiseaux et consacré, justement, à Jupiter, le roi des dieux dans la mythologie romaine.
Ses oeufs… espérance: A rapprocher de ce vers : « […] il vit notre écolier, / Qui […] / Gâtait jusqu’aux boutons, douce et frêle espérance. » (« L’Ecolier, le Pédant et le Maître d’école », Livre IX, fable 5, vers 12-14).
Fait faire aux œufs le saut : jette les œufs dans le vide (on sait que l ’aire de l’aigle est haut perchée.
N’en dormit de plus de six mois: Nous trouvons dans « La Lionne et l’Ourse » (Livre X, fable 12, vers 2 à 8) : « […] La pauvre infortunée / Poussait un tel rugissement / Que toute la forêt était importunée. / La nuit ni son obscurité, / Son silence et ses autres charmes, / De la reine des bois n’arrêtait le vacarme ».
Ganymède : Jupiter se transforme en aigle pour enlever Ganymède, ce jeune prince phrygien, qui devint l’échanson des dieux.
L’inadvertance signifie ici l’inattention, la distraction.
Le pauvre Jupiter se tut: Ce vers est absent des éditions de 1678 et 1692 (pour cette dernière date, dans les éditions non cartonnées seulement).
Fait l’amour: Fait sa cour.