La Fontaine a pu juger de ce que les critiques ont pu dire des fables de son Livre premier. Qu’en a-t-on dit ? Que le genre était facile et juste bon pour les enfants. Qu’il était difficile de goûter de tels petits contes. Et pourtant, le succès est énorme malgré les critiques au goût difficile. Et puis « comment puis-je vous contenter, vous qui faites tant le sévère, si vous ne goûtez pas les petits contes d’Esope ? » écrira Phèdre (IV, 6), l’ inspirateur de cette fable.
Les dons qu’à ses amants cette muse a promis,
Je les consacrerais aux mensonges d’Esope:
Le mensonge et les vers de tout temps sont amis.
Mais je ne me crois pas si chéri du Parnasse
Que de savoir orner toutes ces fictions.
On peut donner du lustre à leurs inventions :
On le peut, je l’essaie : un plus savant le fasse.
Cependant jusqu’ici d’un langage nouveau
J’ai fait parler le loup et répondre l’agneau;
J’ai passé plus avant : les arbres et les plantes
Sont devenus chez moi créatures parlantes.
Qui ne prendrait ceci pour un enchantement?
« Vraiment, me diront nos critiques,
Vous parlez magnifiquement
De cinq ou six contes d’enfant.»
Censeurs, en voulez- vous qui soient plus authentiques
Et d’un style plus haut ? En voici. Les Troyens,
Après dix ans de guerre autour de leurs murailles,
Avaient lassé les Grecs, qui par mille moyens,
Par mille assauts, par cent batailles,
N’avaient pu mettre à bout cette fière cité ;
Quand un cheval de bois, par Minerve inventé,
D’un rare et nouvel artifice,
Dans ses énormes flancs reçut le sage Ulysse,
Le vaillant Diomède, Ajax l’impétueux,
Que ce colosse monstrueux
Avec leurs escadrons devait porter dans Troie,
Livrant à leur fureur ses dieux mêmes en proie :
Stratagème inouï, qui des fabricateurs
Paya la constance et la peine.
« C’est assez, me dira quelqu’un de nos auteurs :
La période est longue, il faut reprendre haleine ;
Et puis votre cheval de bois,
Vos héros avec leurs phalanges,
Ce sont des contes plus étranges
Qu’un renard qui cajole un corbeau sur sa voix.
De plus il vous sied mal d’écrire en si haut style.»
Eh bien! baissons d’un ton. La jalouse Amarylle
Songeait à son Alcippe et croyait de ses soins
N’avoir que ses moutons et son chien pour témoins.
Tircis, qui l’aperçut, se glisse entre des saules ;
Il entend la bergère adressant ces paroles
Au doux zéphire, et le priant
De les porter à son amant.
«Je vous arrête à cette rime,
Dira mon censeur à l’instant;
Je ne la tiens pas légitime.
Ni d’une assez grande vertu.
Remettez, pour le mieux, ces deux vers à la fonte.»
Maudit censeur! te tairas-tu?
Ne saurais-je achever mon conte?
C’est un dessein très dangereux
Que d’entreprendre de te plaire.
Les délicats sont malheureux :
Rien ne saurait les satisfaire.
Calliope (Kallipos, femme à la belle voix) est une des neuf Muses, la plus éminente de toutes. C’est elle qui présidait à la poésie épique et parfois à l’éloquence. C’est la mère de Linos et d’Orphée.
Les mensonges d’Esope: La Fontaine a aussi écrit : « Je ne voulais chanter que les héros d’Esope ; / Pour eux seuls en mes vers j’invoquais Calliope. » (« Poème du Quinquina », chant premier, vers 1-2, 1682). Il écrira aussi : « Esope me soutient par ses inventions ; / J’orne de traits légers ses riches fictions. » (« Recueil de poésie chrétiennes et diverse »).
Le Parnasse est une montagne grecque, au N.-E. de Delphes. Elle culmine à 2460 m. Dans l’Antiquité, le Parnasse était consacré à Apollon. Les Muses y résidaient.
Parler le Loup: Dans « Le Loup et l’Agneau », Livre premier, fable 10 mais aussi dans Le Loup et le Chien » (I, 5) fable dans laquelle le loup parle aussi.
Un enchantement: Il s’agit d’un charme mais aussi de la poésie.
Censeurs: Il s’agit des critiques en général et de ceux qui disaient que La Fontaine n’était capable que d’écrire des contes pour enfants.
Cheval de Troie: Chacun connaît l’épisode du gigantesque cheval de Troie que les Grecs auraient abandonnés devant la ville assiégée. Les Troyens le firent entrer dans leur cité, permettant ainsi aux guerriers que la statue abritait de pénétrer dans la ville et de la prendre.
Des fabricateurs: Le terme est repris du « fabricator » de Virgile.
Amarylle est un nom communément donné à des bergères dans les pastorales, genre à la mode au temps de La Fontaine.
Alcippe et Tircis sont des noms de berger dans les pastorales. Le nom de Tircis réapparaîtra de nombreuses fois dans les fables.
Les délicats: Les personnes au goût difficile. Voir « L’Ane et le Chien » (Livre XVIII, fable 17, vers 12) : « Il ne faut pas toujours être si délicat ».