Le Loup et le Chien (Livre I – Fable 5)

Nous trouvons trois sources probables à cette fable Esope et son poème « L’Ane sauvage et l’Ane domestique » ; Phèdre et sa fable III, 7 ; l’auteur comique latin Térence (185 – 159 avant J.-C) et son « Eunuchus ». C’est encore une fable qui a été fortement critiquée par – l’eussiez-vous pensé ? – Jean-Jacques Rousseau. L’auteur d’ « Émile » prétendait « Je n’ oublierai jamais d’avoir vu beaucoup pleurer une petite fille qu’on avoit désolée avec cette fable tout en lui prêchant toujours la docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs, on la sut enfin. La pauvre enfant s’ ennuyoit d’être à la chaîne elle se sentoit le cou pelé ; elle pleuroit de n’être pas loup. » (« J.-J. Rousseau – Œuvres complètes », tome IV, « Emile », Edition publiée sous la direction de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 356). Chacun notera que Rousseau se trompait de cible et faisait en fait la critique du système d’ éducation offert à la fillette.

Un loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli , qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers ,
Sire loup l’eût fait volontiers;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc, l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
«Il ne tiendra qu’à vous, beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui répartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien:
Vos pareils y sont misérables,
Cancreshères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi? rien d’assuré; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez moi, vous aurez un bien meilleur destin.»
Le loup reprit: «Que me faudra-t-il faire?
-Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
Portants bâtons et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire:
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons:
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.»
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
« Qu’est-ce là? lui dit-il. – Rien. – Quoi? rien? -Peu de chose.
Mais encor? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché? dit le loup: vous ne courez donc pas
Où vous voulez? – Pas toujours; mais qu’importe? –
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître loup s’enfuit, et court encor.

Poli: Le poil luisant, signe de bonne santé et de bien manger. Voir Horace, Epîtres » I, IV, V, 15 « Tu me verras gras, la peau soignée et bien brillante, et tu pourras te moquer de moi, vrai pourceau du troupeau d’ Epicure » (« Horace – Œuvres », traduction, introduction et notes par François Richard, GF Flammarion, n° 159,1967, p. 217-218).

Le mettre en quartiers: Le massacrer, le mettre en pièces.

Humblement: Attitude habituelle du loup depuis l’Ysengrin du « Roman de Renart ».

« Cancre se dit proverbialement d’un homme pauvre qui n’est capable de faire ni bien ni mal » (Furetière). « Cancre misérable, coquin, maraud » (Richelet, qui cite cet exemple).

Hère: pauvre hère.

Lippée: Mot formé sur « lippe » (lèvre inférieure proéminente) ; ne s’emploie que dans l’expression burlesque « franche lippée » qui signifie sans contrainte.

Mendiants: La rime obligeant de maintenir l’accord du second participe, il convient de maintenir celui du premier. L’invariabilité ne fut décidée par l’Académie qu’en 1679). J’ai donc, comme dans le texte original de La Fontaine et comme le voulait l’habitude de l’époque, ajouté le « s » manquant au participe présent ‘portant’. Une telle orthographe heurte bien sûr notre sensibilité de lecteurs de l’an 2000. Elle était pourtant courante à l’époque et passait inaperçue car normale.

Félicité: S’imagine un grand bonheur, une béatitude.