La Mort et le malheureux (Livre I – Fable 15)

Dans cette première version du thème, La Fontaine s’inspire très librement d ’Esope et de son « Vieillard et la Mort ». Il composera bientôt une deuxième version sur le même sujet (voir « La Mort et le Bûcheron », Livre I, fable 16) car la première fut fortement critiquée, par Boileau entre autres. En fait, le même thème a été traité par divers auteurs, par un ami du fabuliste, l’avocat et académicien Olivier Patru (*), écrivain lui-même qui faisait alors autorité dans le monde des Lettres et qui pensait que les fables devaient être simplement de petits textes en prose. Mais Patru « ce maître de notre éloquence », restera plus proche d’Esope que La Fontaine. Celui-ci écrira, à propos de son approche de la fable ésopienne « Je composai celle-ci pour une raison qui me contraignait de rendre la chose ainsi générale. Mais quelqu’un me fit connaître que j’eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original, et que je laissais passer un des plus beaux traits qui fut dans Esope. Cela m’obligea d’y avoir recours ». D’où l’ écriture d’une seconde version (celle que vous recevrez demain). La Fontaine s’est aussi inspiré de Sénèque (« Lettre à Lucilius », CI) et de Montaigne (Essais, II, XXXVII) « Et Antishenes le Stoïcien, estant fort malade et s’escriant « Qui me délivrera de ces maux ? » Diogenes, qui l’ estoit venu voir, luy presentant un couteau « Cestuy-ci, si tu veux
bientost. – Je ne dis pas de la vie, répliqua il, je dis des maux. » « Montaigne – Œuvres complètes », Textes établis par Albert Thibaudet et Maurice Rat, introduction et notes par Maurice Rat, Bibliothèque de La Pléiade, NRF, 1962, p. 738).
(*) C’est Olivier Patru (1604-1681) qui fut le premier à prononcer un discours de remerciement lors de son élection à l’Académie française. La tradition s’est maintenue depuis lors.

Un malheureux appelait tous les jours
La mort à son secours
« O Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle !’
La mort crut, en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
« Que vois-je ? cria-t-il : ôtez-moi cet objet ;
Qu’il est hideux! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas, ô Mort ! ô Mort, retire-toi ! »

Mécénas (1) fut un galant (2) homme;
Il a dit quelque part : « Qu’on me rende impotent.
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content. »
Ne viens jamais, ô Mort; on t’en dit tout autant.

(1) Mécénas: Nom donné par Montaigne à Mécène. Mécène (Caius Cilnius Maecenas, 69 – 8 av. J.-C.) était un chevalier romain de grande naissance étrusque, ami personnel d’Auguste. Il protégea les arts et les lettres. Il s’entoura de Virgile, de Properce et d’Horace. Poète lui aussi, il fut accusé de préciosité par ses contemporains.

(2) Galant: « C’est un galant homme c’est un homme qui a de la bonne grâce, de la civilité et de l’esprit » (Nevelet). Pour l’orthographe « galand » ou « galant », voir « L’Homme et son image », Livre I, fable 11, note 5.