Cette fable n’a pas de source connue. Elle est dédiée à François, duc de La Rochefoucauld (voir note 1, infra). Une autre fable lui sera offert le Discours à M. de La Rochefoucauld » (livre 10, fable 14) ; une autre sera dédiée à sa nièce, Mlle de Sillery (« Tircis et Amarante », Livre VIII, fable 13). Il est probable que La Fontaine ait rencontré le duc chez l’ intendant général Fouquet, chez les Plessis-Guénéhaut au temps de Vaux ou encore chez les Liancourt.
Il s’agit du mythe de Narcisse revu par le fabuliste mais revue à l’envers. Alors que l’eau, telle un miroir, renvoie à Narcisse son image qui le pousse à se noyer, ici la beauté des « Maximes » n’attire l’homme que pour le désabuser.
Un homme qui s’aimait sans avoir de rivaux
Passait dans son esprit pour le plus beau du monde :
Il accusait toujours les miroirs d’être faux,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort officieux
Présentait partout à ses yeux
Les conseillers muets dont se servent nos dames :
Miroirs dans les logis, miroirs chez les marchands,
Miroirs aux poches des galands,
Miroirs aux ceintures des femmes.
Que fait notre Narcisse? Il se va confiner
Aux lieux les plus cachés qu’il peut s’imaginer,
N’osant plus des miroirs éprouver l’aventure.
Mais un canal, formé par une source pure,
Se trouve en ces lieux écartés:
Il s’y voit, il se fâche, et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.
Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau;
Mais quoi, le canal est si beau
Qu’il ne le quitte qu’avec peine.
On voit bien où je veux venir.
Je parle à tous; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d’entretenir.
Notre âme, c’est cet homme amoureux de lui-même ;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d’autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes;
Et quant au canal, c’est celui
Que chacun sait, le livre des Maximes.
Pour Monsieur le Duc de La Rochefoucauld (1613-1680). François de La Rochefoucauld-Liancourt fut, avec le prince de Condé, un des ardents frondeurs opposé à Mazarin. Il sera embastillé puis exilé sur ses terres de Poitou. Il est surtout connu aujourd’hui pour ses « Réflexions ou Sentences et Maximes morales » (1665) qui firent scandale par son pessimisme. La Fontaine fait allusion à ce livre dans le dernier vers de la fable.
Un homme qui s’aimait sans avoir de rivaux: Voir Horace « Quin sine rivali teque et tua solus amares. » (« Art poétique », vers 444).
Officieux: Qui rend des services, de bons offices.
Les conseillers muets: Les miroirs. Il s’agit d’une métaphore empruntée aux Précieuses.
Galand: Au XVIIème, s’écrit avec t ou d. Vaugelas proposait d’écrire « galand » pour un « gaillard un peu fripon» et « galant » pour celui « qui fait sa cour ». A propos de cette mode du miroir à la ceinture des hommes, René le Pays n’ écrit-il pas « Je gage, madame, que pendant les deux heures qu’il fut avec vous, il tira pour le moins six fois son petit miroir de poche. » «Amitiés, amours et amourettes », livre III, lettre 23).
Aux ceintures.Le grand Corneille attestait lui aussi d’une telle mode chez les femmes dans « La Place royale », acte II, scène 11
Eprouver l’aventure: N’osait plus prendre le risque (l’aventure) de se regarder dans les miroirs.
Vaine: création imaginaire. La chimère représentait à l’origine un monstre mythologique vaincu par Bellérophon.