L’ homme entre deux âges et ses deux maîtresses. (Livre I – Fable 17)

Nous trouvons ici un poème qui a plus les allures des contes de La Fontaine qu’un air de fable. Elle est pourtant inspirée d’Esope (« Le Grison et ses Maîtresse ») tout autant que de Phèdre (« D’un Homme devenu chauve », II, 2).
De Bassy et Le Pestipon notent à propos de cette fable « Quand on est à l’ aise et libre, mieux vaut ne pas s’embarrasser de maîtres négateurs, qui peuvent être des maîtresses, assez redoutables pour empêcher de vivre « à sa façon » ! » (« La Fontaine – Fables » – présentées par Alain-Marie Bassy, bibliographie et notes par Yves Le Pestipon, GF-Flammarion, 1995, p. 420).

 

Un homme de moyen âge,
Et tirant sur le grison
Jugea qu’il était saison
De songer au mariage.
Il avait du comptant ,
Et partant
De quoi choisir. Toutes voulaient lui plaire ;
En quoi notre amoureux ne se pressait pas tant ;
Bien adresser  n’est pas petite affaire.
Deux veuves sur son coeur eurent le plus de part :
L’une encor verte, et l’autre un peu bien mûre,
Mais qui réparait par son art
Ce qu’avait détruit la nature.
Ces deux veuves, en badinant,
En riant, en lui faisant fête,
L’allaient quelquefois testonnant,
C’est à dire ajustant sa tête.
La vieille à tous moments de sa part emportait
Un peu du poil noir qui restait,
Afin que son amant en fût plus à sa guise.
La jeune saccageait les poils blancs à son tour.
Toutes deux firent tant, que notre tête grise
Demeura sans cheveux, et se douta du tour.
«Je vous rends, leur dit-il, mille grâces, les belles,
Qui m’avez si bien tondu:
J’ai plus gagné que perdu ;
Car d’hymen point de nouvelles.
Celle que je prendrais voudrait qu’à sa façon
Je vécusse, et non à la mienne.
Il n’est tête chauve qui tienne ;

Je vous suis obligé, belles, de la leçon.»

« Entre deux âges, c’est à trente ans dira Furetière, cité par J.P. Collinet dans « La Fontaine – Œuvres complètes, tome I ; Fables, contes et nouvelles » édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet ; NRF Gallimard ; Bibliothèque de La Pléiade ; 1991, p. 1074.

Tirant sur le grison: Homme grisonnant, en parlant de cheveux, de la barbe. Normal puisqu’il s ’agit d’un homme de moyen âge, c’est-à-dire d’âge moyen. Mais un grison, c’ est aussi… un âne.

Du comptant: De l’argent.

Partant: Pour cette raison.

Bien adresser: S’adresser à la bonne personne ou au bon endroit.

Testonnant: Le dictionnaire de l’Académie donne cette définition de testonner Peigner les cheveux, les friser, les accommoder avec soin. ». Ce même ouvrage continue en donnant une autre définition qui nous intéresse maltraiter à coups de main. »

Si bien tondu: A comprendre dans les deux sens du terme, probablement.

Je vous suis obligé: Je vous suis reconnaissant.