Les Dieux voulant instruire un fils de Jupiter (Livre XI – Fable 2)

Louis-Auguste de Bourbon, Duc de Maine (1670-1736), dédicataire de cette fable, est le fils de Louis XIV et de Madame de Montespan, légitimé en 1673, au grand scandale de plus d’un. Il a donc huit ans lorsque La Fontaine lui écrit cette pièce. C’est un enfant éveillé et particulièrement intelligent, tant selon Mme de Sévigné que selon sa gouvernante, Mme Scarron (qui deviendra plus tard Mme de Maintenon). Ne lui prête-t-on pas d’avoir écrit, pour les étrennes de sa mère, un livre intitulé « Œuvres diverses d’un enfant de sept ans, Recueil des ouvrages de M. le Duc de Maine, qu’il a faits pendant l’année 1677 et dans le commencement de l’année 1678 ». C’est vers cet âge qu’il écrira quelques lettres galantes à Mlle de Villette, âgée de six ans à l’époque, à Mlle de Tihange qui allait se marier ainsi qu’ à Mme la duchesse de Foix, bel et bien mariée, elle. Pour le sourire, lisons ce que le Duc écrira à Mlle de Tihange en apprenant son futur mariage « Je suis en colère de ce que vous consentiez à vous marier après ce que je vous ai dit de mon extrême passion. […] Je crains bien, grosse vilaine, que vous ne demandiez pas mieux que d’être mariée. Votre amant. » Qu’en termes élégants – « grosse vilaine » – ces choses-là sont dites… Rappelons-nous que le Duc est alors âgé (le terme convient-il ?) de sept ans.
« Mais revenons à nos dires. »
La Fontaine veut montrer ici la prédominance de l’amour sur tout autre forme d’éducation ; toute connaissance en découle. L’idée provient de Platon (cf. « Le Banquet »). Le fabuliste rend également hommage à Mme de Montespan (représentée sous les traits de Flore) et, à travers elle, à toute la coterie Mortemart qui soutient La Fontaine.
Remarquons aussi en fin de fable (vers 32-41), ironie du poète, l’ empressement des dieux à satisfaire Jupiter. Ne s’agirait-il pas encore ici d’un poème de cour ?

Jupiter eut un fils, qui, se sentant du lieu
Dont il tirait l’origine,
Avait l’âme toute divine.
L’enfance n’aime rien: celle du jeune dieu
Faisait sa principale affaire
Des doux soins d’aimer et de plaire.
En lui l’amour et la raison
Devancèrent le temps, dont les ailes légères
N’amènent que trop tôt, hélas ! chaque saison.
Flore aux instants riants, aux charmantes manières,
Toucha d’abord le coeur du jeune Olympien.
Ce que la passion peut inspirer d’adresse,
Sentiments délicats et remplis de tendresse,
Pleurs, soupirs, tout en fut: bref, il n’oublia rien.
Le fils de Jupiter devait, par sa naissance,
Avoir un autre esprit, et d’autres dons des cieux,
Que les enfants des autres dieux :
Il semblait qu’il n’agît que par réminiscence,
Et qu’il eût autrefois fait le métier d’amant,
Tant il le fit parfaitement !
Jupiter cependant voulut le faire instruire.
Il assembla les dieux, et dit :  » J’ai su conduire
Seul et sans compagnon jusqu’ici l’univers ;
Mais il est des emplois divers
Qu’aux nouveaux dieux je distribue.
Sur cet enfant chéri j’ai donc jeté la vue :
C’est mon sang ; tout est plein déjà de ses autels.
Afin de mériter le rang des immortels,
Il faut qu’il sache tout. » Le maître du tonnerre
Eut à peine achevé que chacun applaudit.
Pour savoir tout, l’enfant n’avait que trop d’esprit.
« Je veux, dit le dieu de la guerre,
Lui montrer moi-même cet art
Par qui maints héros ont eu part
Aux honneurs de l’Olympe, et grossi cet empire.
– Je serai son maître de lyre,
Dit le blond et docte Apollon.
– Et moi, reprit Hercule à la peau de lion,
Son maître à surmonter les vices,
A dompter les transports, monstres empoisonneurs,
Comme hydres  renaissant sans cesse dans les coeurs.
Ennemi des molles délices,
Il apprendra de moi les sentiers plus battus
Qui mènent aux honneurs sur les pas des vertus. »
Quant ce vint au dieu de Cythère,
Il dit qu’il lui montrerait tout.
L’Amour avait raison : de quoi ne vient à bout
L’esprit joint au désir de plaire ?

L’enfance n’aime rien: Rappelons-nous le peu de bien que pensait La Fontaine de l’enfance en général. En fait, le fabuliste écrira « … mon humeur n’étant nullement de m’arrêter à ce petit peuple ». Relisons également « Certain enfant qui sentait son collège, / Doublement sot et doublement fripon / Par le jeune âge, et par le privilège / Qu’ont les pédants de gâter la raison,… » (L’ Ecolier, le Pédant et le Maître d’un jardin » (Livre IX, fable 5, vers 1-4) ou encore « L’enfance n’aime rien » (« Pour Mgr le Duc de Maine » (Livre XI, fable 2, vers 4).

Flore, la déesse des fleurs, représente probablement Mme de Montespan, mère du Duc de Maine à laquelle celui-ci a envoyé plusieurs poèmes. (On connaît le tableau de Mignard représentant Zéphire accompagné de la marquise de Montespan en Flore).

Réminiscence: il s’agit des souvenir que l’âme retient des vies précédentes et qu’elle oublie au moment de s’unir à un nouveau corps ; certains de ces souvenirs, les réminiscences, resurgissent parfois à la surface de la conscience. – On pourrait aussi comprendre ce terme comme étant l’héritage que le jeune Duc de Maine tient de ses prestigieux parents et qui resurgit en lui.

Amant signifiait à l’époque ‘soupirant’. Voir l’introduction et la remarque concernant les lettres que le jeune Duc avait écrites.

Les nouveaux dieux sont les enfants légitimés de Louis XIV (ce qui, selon Saint-Simon, sera un des grands scandales du règne de Louis XIV).

Le maître du tonnrere: Jupiter, dieu du tonnerre.

La lyre est l’instrument qui, dans l’Antiquité, accompagnait la poésie. Elle en deviendra l’allégorie.

Hercule: On représentait Hercule couvert de la peau du lion de Némée qu’il avait tué.

Hydres: On se souvient de l’hydre de Lerne, monstre aux têtes qui repoussaient au fur et à mesure qu’on les coupait, et que Hercule affrontera avantageusement.

Cythère: C’est dans l’île de Cythère qu’était honorée la mère du dieu Amour, Aphrodite.