Le Renard et les Poulets d’Inde (Livre XII – Fable 18)

Le renard a toujours représenté la ruse. L’exemple le plus éloquent nous en est fourni par l’œuvre héroï-comique « Le Roman de Renart » qui nous présente, sous le couvert d’une lutte entre Renart le goupil et le loup Isengrin, une virulente satire sociale des institutions et des mœurs de la société du XIIe et du début du XIIIe siècle.
La fable « Le Renard et les Poulets d’Inde », publiée en 1685 dans Ouvrages de prose et de poésie », serait inspiré, soit de Thomas Willis « De anima brutorum quae hominis vitalis ac sensitiva est exercitationes duae », chapitre VI, 1672), soit d’Antoine Legrand (« Dissertatio de carentia sensus et cognitionis », 1675). Mais La Fontaine, contrairement à ces deux auteurs qui ne mettent en scène qu’un seul dindon, en fera intervenir plusieurs. D’autres auteurs encore ont traité le sujet (le chevalier Kenelm Digby en 1644, Jean-Baptiste Duhamel en 1673,…). Cette pièce est bien dans le ton la lutte opposant les tenants et les opposants de la théorie des animaux-machines (voir à ce sujet les notes du Discours à Madame de La Sablière », la dernière pièce du Livre neuvième).
La Fontaine, fidèle à lui-même, tente bien entendu une nouvelle fois de réfuter cette théorie. Il utilise un exemple – peut-être inventé pour les besoins de la cause – dans lequel le renard n’utilise pas une ruse connue – faire le mort – mais va beaucoup plus loin. Il agit, dirions-nous, en pleine intelligence il semble avoir prémédité sa ruse, sachant fort bien d’avance que les dindons, comme hypnotisés, tomberont de leur perchoir.

Contre les assauts d’un renard
Un arbre à des dindons servait de citadelle.
Le perfide ayant fait tout le tour du rempart,
Et vu chacun en sentinelle,
S’écria : « Quoi ! ces gens se moqueront de moi !
Eux seuls seront exempts de la commune loi !
Non, par tous les dieux, non ! » Il accomplit son dire.
La lune, alors luisant, semblait, contre le sire,
Vouloir favoriser la dindonnière gent.
Lui, qui n’était novice au métier d’assiégeant,
Eut recours à son sac de ruses scélérates,
Feignit vouloir gravir, se guinda sur ses pattes,
Puis contrefit le mort, puis le ressuscité.
Harlequin n’eût exécuté
Tant de différents personnages.
Il élevait sa queue, il la faisait briller,
Et cent mille autres badinages.
Pendant quoi nul dindon n’eût osé sommeiller :
L’ennemi les lassait en leur tenant la vue
Sur même objet toujours tendue.
Les pauvres gens étant à la longue éblouis,
Toujours il en tombait quelqu’un : autant de pris,
Autant de mis à part ; près de moitié succombe.
Le compagnon les porte en son garde-manger.Le trop d’attention qu’on a pour le danger
Fait le plus souvent qu’on y tombe.

Poulets d’Inde : Jeunes dindons.

Un arbre à dindons :  Allusion à l’habitude qu’ont divers gallinacés de se percher sur une branche pour dormir. Cette habitude a permis à Brécourt ce mot, un jour où il recevait à l’improviste sans avoir rien à offrir à ses visiteurs : « Il n ‘y a qu’à cueillir un dindon ».

Ces gens se moqueront de moi : Voir « Le fermier, le Chien et le Renard » (Livre XI, fable 3, vers 8-9) : « Hé quoi ! dit-il, cette canaille / Se moque impunément de moi ? ».

Gent : terme fréquent chez La Fontaine. Il lui donne le sens d’espèce et l’accompagne fréquemment d’un adjectif burlesque. Thérèse écrit : « Ce n’est pas la première fois que nous voyons les espèces animales élevées au rang de nations : « la gent marcassine » « la gent aiglonne » « la gent marécageuse »..; évocations burlesques bien sûr ».

Feignit vouloir  pour « feignit de vouloir ».

Se guinda : se dressa.

Harlequin : Arlequin est ce personnage de la comédie italienne vêtu d’un habit polychrome, le visage dissimulé sous un masque noir. A ces débuts (XVIIe siècle), c’est un bouffon grossier et cynique qui se modifiera par la suite (sous l’influence de Marivaux, entre autres). Il s’écrivait « Harlequin » et l’orthographe ne sera modifiée que fin du XVIIIe siècle. Le nom viendrait d’ un comédien italien qui hantait la maison de MM. de Harlay. On l’appela dès lors « Harlequino », c’est-à-dire « Petit Harlay ». L’histoire est belle mais probablement fantaisiste.

Eblouis, c’est-à-dire hypnotisés.