Le Paysan du Danube (Livre XI – Fable 7)

L’Espagnol Guevara, dans son ouvrage « Horloge des Princes » (Valladolid, 1529 – traduction en 1531 par René Bertaut puis en 1555 par Herberay Des Essarts), attribue cette fable à Marc-Aurèle. On retrouve ensuite le canevas dans de nombreux récits. La Fontaine a pu avoir connaissance de l’histoire dans un texte de François Cassandre (publié en 1680). Mais la dénonciation de la politique romaine et de ses abus et, par opposition, la mise en évidence des valeurs germaniques doit beaucoup à l’historien latin et proconsul d’Asie Tacite (vers 55 – vers 120). L’auteur des « Annales » a, dans son livre « Germanie » présenté les prétendus barbares que sont les Germains comme étant des peuples aux mœurs pures, alors que, dans le même texte, les Romains sont décrits, par un guerrier germain, il faut le préciser, comme les « détrousseurs du monde entier ». Il est a remarquer combien La Fontaine fait montre d’une concision tout à fait remarquable dans la présentation des nombreuses idées issues de Tacite tout est dit en un ou quelques mots.

Il ne faut point juger des gens sur l’apparence.
Le conseil en est bon ; mais il n’est pas nouveau.
Jadis l’erreur du souriceau
Me servit à prouver le discours que j’avance
J’ai, pour le fonder à présent,
Le bon SocrateEsope et certain paysan
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurèle
Nous fait un portrait fort fidèle.
On connait les premiers quant à l’autre, voici
Le personnage en raccourci.
Son menton nourrissait une barbe touffue ;
Toute sa personne velue
Représentait un ours, mais un ours mal léché
Sous un sourcil épais il avait l’oeil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil de chèvre,
Et ceinture de joncs marins.
Cet homme ainsi bâti fut député des villes
Que lave le Danube. Il n’était point d’asiles
Où l’avarice des Romains
Ne pénétrât alors et ne portât les mains.
Le député vint donc, et fit cette harangue
« Romains, et vous Sénat assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les dieux de m’assister
Veuillent les immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris !
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice
Faute d’y recourir, on viole leurs lois.
Témoin nous que punit la romaine avarice
Rome est, par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L’instrument de notre supplice.
Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère ;
Et, mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse, en sa colère,
Nos esclaves à votre tour.
Et pourquoi sommes-nous les vôtres? Qu’on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers.
Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers?
Pourquoi venir troubler une innocente vie?
Nous cultivons en paix d’heureux champs, et nos mains
Etaient propres aux arts ainsi qu’au labourage.
Qu’avez-vous appris aux Germains?
Ils ont l’adresse et le courage
S’ils avaient eu l’avidité,
Comme vous, et la violence,
Peut être en votre place ils auraient la puissance,
Et sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos préteurs ont sur nous exercée
N’entre qu’à peine en la pensée.
La majesté de vos autels
Elle-même en est offensée;
Car sachez que les immortels
Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples,
Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,
De mépris d’eux et de leurs temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur.
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome
La terre et le travail de l’homme
Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez-les on ne veut plus
Cultiver pour eux les campagnes.
Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes,
Nous laissons nos chères compagnes;
Nous ne conversons plus qu’avec des ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.
Quant à nos enfants déjà nés,
Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés
Vos prêteurs au malheur nous font joindre le crime.
Retirez-les ils ne nous apprendront
Que la mollesse et que le vice ;
Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d’avarice.
C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord.
N’a-t-on point de présent à faire,
Point de pourpre à donner c’est en vain qu’on espère
Quelque refuge aux lois ; encor leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours, un peu fort,
Doit commencer à vous déplaire.
Je finis. Punissez de mort
Une plainte un peu trop sincère. »
A ces mots, il se couche, et chacun étonné
Admire le grand coeur, le bon sens, l’éloquence
Du sauvage ainsi prosterné.
On le créa patrice ; et ce fut la vengeance
Qu’on crut qu’un tel discours méritait. On choisit
D’autres préteurs ; et par écrit
Le Sénat demanda ce qu’avait dit cet homme,
Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sut pas longtemps à Rome
Cette éloquence entretenir.

L’erreur du souriceau: Voir « Le cochet, le chat et le souriceau » (Livre VI, fable 5, vers 1 et 2) : « Un Souriceau tout jeune, et qui n’avait rien vu, / Fut presque pris au dépourvu ».

Le discours
 : le raisonnement.

Socrate
 est un philosophe grec (Alôpekê, Attique, 470 – Athènes 399 av. J.-C. ). Il ne nous est connu que par trois de ses contemporains, Aristophane, Xénophon et Platon. Il est réputé par sa manière d’interroger (ironie socratique) qui fait sortir de l’interlocuteur ce qu’il savait tout en ignorant qu’il le possédait (maïeutique) et qui le fait avancer vers la vérité (dialectique). Il fut condamné à boire la ciguë.

Esope
 : (VIIe s. – VIe s. av. J.-C). On attribue à ce personnage semi-légendaire un ensemble de Fables qui exercèrent une profonde influence sur La Fontaine.

Marc Aurèle
 (Rome 121 – Vindobona 180) : empereur romain ; il a laissé des « Pensées » en grec dans lesquelles transparaît son adhésion au stoïcisme.

Tortu
 : qui  n‘est pas droit.

Sayon
: Dérivé de « saie » , vêtement serré à la ceinture. Cette tunique était portée par les Germains et par les Gaulois.

Avarice
: A comprendre au sens du latin « avaritia » c’est-à-dire avidité, cupidité.

Die
 : forme vieillie de « dise ».

Préteur
 : administrateur de province. « Après la prise de la Sardaigne et autres contrées, on créa des préteurs pour chaque province qu’on avait conquise. Et ces préteurs étaient des magistrats qui gouvernaient les provinces et y rendaient la justice » (Richelet, cité in « La Fontaine – Œuvres complètes, tome I ; Fables, contes et nouvelles » édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet ; NRF Gallimard ; Bibliothèque de La Pléiade ; 1991, p. 1269).

Converser
 : vivre familièrement avec quelqu’un.

A mon abord
 : à mon arrivée.

Patrice
 : membre du patriciat, ordre créé par Marc-Aurèle