Le Loup et le Renard (Livre XI – Fable 6)

Cette pièce ressemble à s’y méprendre à la fable 2 du Livre premier, « Le Corbeau et le Renard ». Mais ici, le corbeau est remplacé par un animal que l’on qualifie volontiers – et à tort – de féroce. Combat égal entre la cruauté supposée du loup et la ruse habituellement attribuée au renard. Ces qualités animales mises à part, nous retrouvons presque exactement la trame du « Corbeau ». Mais d’où vient cette fable ? Nous retrouvons la même histoire dans « Le Roman de Renart » (XIIe et XIIIe siècles). Cette série de récits (de branches ») en vers, centrés sur le goupil (le nom ancien du renard, du bas latin « vulpiculus »), est une satire politique et sociale des mœurs de cour « Si comme Renart fit avaler Ysengrin dedans le puits » (branche IV). La Fontaine ne semble pas avoir lu cette parodie (peut-être en a-t-il entendu parler). Mais Jacques Régnier a écrit un récit dans lequel c’est en poursuivant une poule que le renard tombe dans un puits. Ici, les plumes de la poule remplacent la lune (« Apologi Phaedrii, Vulpes et Leo »I, 18, 1643). Le fabuliste a eu connaissance du livre de Régnier. Le titre sera aussi celui de la fable XII, 9).

Mais d’où vient qu’au renard Esope accorde un point,
C’est d’exceller en tours pleins de matoiserie ?
J’en cherche la raison, et ne la trouve point.
Quand le loup a besoin de défendre sa vie,
Ou d’attaquer celle d’autrui,
N’en sait-il pas autant que lui ?
Je crois qu’il en sait plus ; et j’oserais peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître.
Voici pourtant un cas où tout l’honneur échut
A l’hôte des terriers. Un soir il aperçut
La lune au fond d’un puits l’orbiculaire image
Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisaient le liquide élément
Notre renard, pressé par une faim canine,
S’accomode en celui qu’au haut de la machine
L’autre seau tenait suspendu.
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur, mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine.
Car comment remonter, si quelque autre affamé,
De la même image charmé,
Et succédant à sa misère,
Par le même chemin ne le tirait d’affaire ?
Deux jours s’étaient passés sans qu’aucun vint au puits.
Le temps, qui toujours marche, avait, pendant deux nuits,
Echancré, selon l’ordinaire,
De l’astre au front d’argent la face circulaire.
Sire Renard était désespéré.
Compère loup, le gosier altéré,
Passe par là. L’autre dit : « Camarade,
Je veux vous régaler voyez-vous cet objet ?
C’est un fromage exquis le dieu Faune l’a fait ;
La vache Io donna le lait.
Jupiter, s’il était malade,
Reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel mets.
J’en ai mangé cette échancrure ;
Le reste vous sera suffisante pâture.
Descendez dans un seau que j’ai mis là exprès. »
Bien qu’au moins mal qu’il pût il ajustât l’histoire,
Le loup fut un sot de le croire ;
Il descend, et son poids emportant l’autre part,
Reguinde en haut Maître Renard.Ne nous moquons point nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement ;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu’il craint et ce qu’il désire.

Matoiserie: Ruse hypocrite ; « Finesse du matois, fourberie » (Furetière). Voir Sur la branche d’un arbre était en sentinelle / Un vieux Coq adroit et matois ; » (« Le Coq et le Renard », Livre II, fable 15. Le Renard peut ainsi trouver plus matois que lui.

Mon maître
:  Il s’agit d’Esope, bien sûr.

Orbiculaire
: De orbe : circulaire.

Une faim canine
: Oserai-je risquer : « Une faim de loup » ? L’expression « une faim de chien » était déjà proverbiale au temps de La Fontaine.

S’accomode:
 S’installe comme il peut, plutôt mal que bien.

Succédant à sa misère:
 Lui succédant dans sa peu enviable situation.

Faune
:  Divinité champêtre romaine, habituellement  représentée avec des cornes et des pieds de chèvre.

Io
: Nymphe, prêtresse d’Héra (celle-ci est la déesse du mariage et l’épouse de Zeus) dans la mythologie grecque. Zeus l’aima et la transforma en génisse pour la soustraire à la jalousie de sa femme.

Reguinde
: De « guinder » (faire se dresser). Signifie ici « faire remonter ».

Chacun croit fort aisément ce qu’il craint et ce qu’il désire
. Cette formule, sous diverses formes, apparaît chez de très nombreux auteurs, depuis Ovide jusqu’à Mlle de Scudéry, en passant, entre autres, par Tacite, Corneille ou encore Racine.