Le Berger et la Mer (Livre IV – Fable 2)

Nous retrouvons l’inspiration de ces deux fables dans deux textes d’Esope « Le Naufragé et la Mer » et « Le Berger et la Mer » ainsi que dans l’ « Ode » I, 1 de Horace où nous lisons « Le paysan, heureux de fendre de sa houe les champs paternels, ne se laissera jamais amener, fut-ce par les offres d’un Attale, à sillonner, craintif navigateur, sur un bateau de Chypre, la mer de Myrto ». C’est par analogie avec les « Odes » d’Horace que La Fontaine a associé la mer à la soif de bénéfices.

Du rapport d’un troupeau dont il vivait sans soins,
Se contenta longtemps un voisin d’Amphitrite:
Si sa fortune était petite,
Elle était sûre tout au moins.
A la fin, les trésors déchargés sur la plage
Le tentèrent si bien qu’il vendit son troupeau,
Trafiqua de l’argent, le mit entier sur l’eau.
Cet argent périt par naufrage.
Son maître fut réduit à garder les brebis,
Non plus berger en chef comme il était jadis,
Quand ses propres moutons paissaient sur le rivage:
Celui qui s’était vu Coridon ou Tircis
Fut Pierrot et rien davantage.
Au bout de quelque temps, il fit quelques profits,
Racheta des bêtes à laine;
Et comme un jour les vents, retenant leur haleine,
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux:
« Vous voulez de l’argent, ô Mesdames les Eaux,
Dit-il, adressez-vous, je vous prie, à quelque autre:
Ma foi! vous n’aurez pas le nôtre. »
Ceci n’est pas un conte à plaisir inventé.
Je me sers de la vérité
Pour montrer par expérience,
Qu’un sou, quand il est assuré,
Vaut mieux que cinq en espérance;
Qu’il se faut contenter de sa condition;
Qu’aux conseils de la mer et de l’ambition
Nous devons fermer les oreilles.
Pour un qui s’en louera, dix mille s’en plaindront.
La mer promet monts et merveilles:
Fiez-vous y; les vents et les voleurs viendront.

Sans soins: Sans soucis.

Amphitrite est la déesse de la mer, épouse de Poséidon et mère de Triton dans la mythologie grecque. Un voisin d’Ampitrite signifie donc un habitant des bords de mer.

Le mit entier: Le mit en entier dans le commerce maritime.

Coridon et Tircis: Le nom de ces deux bergers vient des « Bucoliques » de Virgile. Nous retrouvons le nom de Corydon cinq fois dans ce livre (II, 1, 56; V, 86 ; VII, 2, 40) tandis que celui de Thyrsis (et non Tircis) s’y trouve trois fois (VII, 2, 16, 69). Dans les « Fables », nous lirons ce nom de Tircic dans « Contre ceux qui ont le goût difficile » (Livre II, fable 1, vers 42), dans « Tircis et Amarante » (VIII, 13, titre et vers 30 et 57) ainsi que dans « Les Poissons et le Berger qui joue de la flûte » (X, 10, vers 1).

Pierrot: Nom fréquemment donné aux paysans français dans le langage populaire.

Je me sers de la vérité: La Fontaine fait-il ici allusion à la création de diverses compagnies maritimes (la Compagnies des Indes et la Compagnie du Levant) aux premiers résultats bien peu encourageants ? Probablement.

Un sou vaut mieux…: Variante du proverbe « Un Tiens vaut, ce dit-on, mieux que deux Tu l’ auras / L’un est sûr, l’autre ne l’est pas. » (« Le petit Poisson et le Pêcheur », Livre V, fable 3, vers 24, 25). Voir aussi « Le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils du Roi » « Vous me donnez une espérance / Belle, mais éloignée ; […] » (Livre X, fable 15, vers 36, 37).